Centrafrique : les 60 ans d'une génération égarée.

 

timbre émis à l'effigie de Barthelémy Boganda. 1960

 

Le jeudi 13 août qui vient, la République centrafricaine fête le soixantième anniversaire de son indépendance. Comble du paradoxe, ce n'est pas sa fête nationale, laquelle est fixée au 1er décembre 1958, date de la proclamation de la République au sein de la communauté française. A cette occasion, il me vient une anecdote.

 

1 – L'affaire de la librairie Au Messager et la puissance du chiffre magique.

En février 1968, le président de la république, le général Jean-Bedel Bokassa ordonne la fermeture de la librairie Au Messager, l'unique papeterie-librairie de la place de Bangui, capitale de la RCA. Le prétexte est un dessin de l'hebdomadaire satirique français Le Canard enchaîné, représentant Bokassa extirpant des breloques d'une poubelle pour orner son plastron (poitrail). L'allusion est très insultante et offensante, pour un garçon qui s'est engagé dans les forces françaises libres à l'âge de 18/19 ans (1).

Réunis au sein de l'Union des scolaires centrafricains (USCA), les membres du bureau de l'association, qui tous doivent passer le baccalauréat cette année-là, décident d'écrire au chef de l’État pour réclamer la levée de l'interdit.

En ma qualité de secrétaire général de l'association, je fus chargé de la rédaction et de l'envoi de cette correspondance. Ce qui fut fait.

Une semaine plus tard, juste avant l'entrée des élèves du Lycée Boganda en salles de classe, les soldats de la Garde présidentielle encerclent l'établissement et m'arrêtent. Je fus conduit devant le président de la République, en plein conseil des ministres ! La seule question qui préoccupait mes interlocuteurs fut de savoir qui, des Chinois, des Russes ou des Américains, avaient conseillé cette démarche ! J'étais éberlué … que l'on nous trouva assez sots pour ne pas réfléchir par nous-mêmes.

Je me tournai vers le président et argumenta : « Monsieur le président, pour la première fois, nous sommes en tout cent jeunes Centrafricains, filles et garçons, en terminale. C'est une première dans l'histoire de notre pays et nous voulons absolument réussir ! Voilà pourquoi nous vous supplions de lever l'interdiction qui frappe la librairie Au Messager, pour nous permettre d'avoir accès aux précis et corrigés du Bac – Bordas et Vuibert - , ainsi qu'aux différentes fournitures qui nous sont nécessaires pour préparer au mieux notre examen ».

-        Vous êtes cent ? Cria le président, éberlué à son tour.

-        Oui, votre Excellence, confirmai-je.

Il se tourna vivement vers le ministre de l'éducation nationale, sa canne levée prête à cogner. M. Barry-Dabat, qui ne devait pas avoir cette statistique en tête, opina du chef sans ouvrir la bouche.

Le chiffre 100 eut un effet magique : «  Faites ouvrir la librairie Au Messager », dit le président en se tournant vers son aide de camp et, me concernant, ajouta : « lui, qu'il attende au commissariat central » (2).

Le lendemain, le président Bokassa vint en personne au Lycée Boganda s’enquérir de nos desiderata. Il promit 100 poulets de sa ferme pour agrémenter l’ordinaire du réfectoire. La batterie arrivera quelques jours plus tard. Le ministre de l’éducation nationale fut chargé de nous surveiller. Il y mit un zèle machiavélique, se rendant nuitamment au lycée pour faire l’appel, de manière aléatoire, à 1 heure ou 4 heures du matin, afin de vérifier que nous étions bien dans nos lits ou en salle d’études ! Nous fûmes tous dispensés des cortèges constituant la haie d’honneur lors des départs ou retours de voyages du président à l’étranger. Enfin, pour les cinq qui faisaient partie de l’équipe nationale de basket-ball, un professeur fut mis à disposition pour encadrer nos révisions, entre matchs et entraînements, pendant le championnat africain de Casablanca en avril/mai 1969.

 

2 – Une génération égarée.

Nous fûmes très nombreux à obtenir le baccalauréat cette année-là. Tous furent envoyés étudier à l’étranger : France, Canada, États-Unis. Pour ceux qui n’avaient pas obtenu le diplôme, ce fut l'Union soviétique et les pays de l'Est. Je fis partie des dix premiers de la liste des reçus que le président Bokassa décida d'envoyer à l'université Mohammed V de Rabat, au Maroc, où personne ne nous attendait (3) !

A partir de cette date, chacun fit son chemin. Il convient dès lors de distinguer quatre groupes :

-        ceux qui ne sont plus rentrés en Centrafrique à la fin de leurs études, pour diverses raisons, ils sont une infime minorité (4) ;

-        ceux qui sont rentrés au pays mais n'ont pas réussi à intégrer la fonction publique, ils sont morts dans la misère, l'alcoolisme, l'assassinat politique ou la maladie ;

-        ceux qui sont rentrés et, ayant réussi à intégrer la fonction publique, ont cependant vite plié bagages du fait des conditions matérielles difficiles de vie au travail ; et,

-        ceux qui sont rentrés et ont intégré la fonction publique, en ayant réussi à se couler dans le bronze du pouvoir. Ils sont les plus nombreux. Ingénieurs en électricité ou en aéronautique civile, agronomes ou médecins, géologues ou physiciens, chimistes ou mathématiciens, ils sont tous devenus ministres et ont servi les différents princes du pays, de Kolingba à Bozizé, en passant par Patassé, les guidant ou les conseillant lorsqu'ils sont au pouvoir ; les soutenant lorsqu'ils sont dans l'opposition, s'invitant au secrétariat général du parti ou à l'un des postes de la propagande, le « porte-parolat » qui offre plus de visibilité.

Cette génération égarée est la première responsable de la situation catastrophique que traverse actuellement le Centrafrique, après soixante années d'indépendance. Paradoxalement, les membres de cette « intelligentsia » semblent être portés disparus, individuellement et collectivement. Personne ne les voit ni ne les entend. Ils sont absents. Les dignitaires du régime du président Kolingba se calfeutrent sur le front de Seine. Les notables du mouvement de libération du peuple centrafricain se cachent dans l’Est parisien où ils jouent au loto. Quant aux barons de l’ex-président François Bozizé, ils squattent les bordures de la Marne, vivant du RSA. De crainte sans doute d’être estampillés, ils se tiennent tous en repli, attendant que le prochain condottieri les prenne à sa remorque ou leur confie une besace quelconque dont ils espèrent tirer quelque pépite !

Pendant ce temps, la RCA est à vau-l’eau.

 

3 – Le ventre mou de l’Afrique.

La République centrafricaine est le dernier de la classe en Afrique centrale.  Au regard de l’indice du développement humain, le pays est 185ème sur les 187 Etats membres de l’ONU.

En 1965, 66000 fonctionnaires de l’Etat faisaient vivre 1,5 millions d’habitants (5). Aujourd’hui, pour 4,7 millions d’habitants, l’Etat ne peut plus compter que sur 22000 fonctionnaires, dont 5000 militaires. Résultats : 44% des hommes et 70 % des femmes sont analphabètes ; 10% de la population seulement est francophone, avec un taux de scolarisation de 25% dans le secondaire et 1,4% dans le supérieur !

Au plan social, on assiste à une accélération de la grande pauvreté : 90% de la population du pays vit avec moins de 1,20€ par jour (23000 francs CFA par mois) ; on compte 1,6 millions d’enfants malnutris et plus de la moitié de la population (54%) vit grâce à l’aide humanitaire d’urgence internationale !

Au plan économique, on assiste depuis 1993 à une chute vertigineuse de toutes les productions. Le coton ne produit plus que 20000 tonnes, qui ne sont même pas ramassées et exportées ; les infrastructures étant à l’abandon. L’industrie minière, représentée essentiellement par l’exploitation artisanale du diamant, produit à peine 50000 carats en 2013 contre 659000 carats en 1969 !

Au plan politique, il y a lieu de distinguer deux périodes :

-          celle de l’indépendance à 1992, c’est la période néocoloniale où la France a la main mise. C’est une période de relative stabilité politique, ponctuée par le coup d’état de la Saint Sylvestre 1966, et divers mouvements sociaux entre 1979 et 1982. Cette période est marquée par l’existence d’un parti unique et l’exercice d’un pouvoir autoritaire. Sur le plan économique et social, elle est marquée par une relative prospérité, mais très vite battue en brèche, à partir de 1986, par l’adoption d’une politique de rigueur budgétaire imposée par le Fond monétaire internationale et la Banque mondiale (un programme de départ volontaire assisté en 1986, et deux programmes d’ajustement structurels en 88 et 90) ;

-          celle de décembre 1992 à aujourd’hui, c’est la période de l’impérialisme financier international. L’Etat centrafricain est contraint de s’ouvrir au multipartisme et de souscrire aux prescriptions des institutions de Bretton Woods, conditions pour bénéficier de l’aide financière internationale. Le remboursement des intérêts de l’endettement extérieur de l’Etat, les restrictions des dépenses publiques et la privatisation des pans entiers de l’économie, ajoutés aux conséquences de la dévaluation du franc CFA vont conduire l’Etat au bord de la faillite, entraînant de multiples tentatives de mutineries ou de coups d’état. L’insurrection de 2003 conduite par le général François Bozizé, avec l’aide des « libérateurs tchadiens »  dont les leaders sont aujourd’hui à la tête des différents groupes armés qui contrôlent 70 à 80% du territoire national, en est l’ultime conséquence. L’impérialisme financier international des grandes sociétés multinationales se traduit, au plan intérieur, par la mise en place d’un système de spoliation - « spoil system » -, politique qui consiste à remplacer systématiquement tous les hommes en place par les membres de la famille du nouveau président et de son ethnie, quelle que soit leur incompétence. La politique devient alors un jeu d’alliances de circonstance, sans vision d’avenir. Telle est, en résumé, la signification de l’accord politique de paix et de réconciliation nationale de Khartoum (APPR-RCA).

Le Centrafrique est devenu le ventre mou du continent africain. Une société disharmonique, sans fluidité et sans élégance !

Dans ces conditions, réélire le président Faustin Archange Touadéra pour un second mandat serait un suicide collectif. Parallèlement, confier de nouveau les rênes du pays au président déchu François Bozizé reviendrait à accorder un statut juridique à un zombie.

Voilà pourquoi ce soixantième anniversaire de l’indépendance est placé sous de sombres auspices.

 

Paris, le 12 août 2020

Prosper INDO

Economiste,

Consultant international.

 

(1)   – L’histoire personnelle de Jean-Bedel Bokassa mérite un meilleur traitement que le tissu de considérations dédaigneuses et médisantes qui accompagnent désormais son nom.

(2)   – Je fus conduit au commissariat central, à quatre cents mètres du Palais de la Renaissance. En passant, je vis mon père, armé de ses deux fusils de chasse, assis sous un flamboyant en fleurs. En me voyant arrivé, le commissaire fit la moue : « ton papa menace de mettre le grabuge si tu n’es pas libéré à midi. Il faut que j’appelle la présidence ». En apprenant la nouvelle, Bokassa aurait dit : « C’est le fils du préfet Indo ? C’est un très grand commis de l’Etat, rendez-lui tout de suite son fils ». Je dus ma relaxe à la réputation de mon père.

(3)   – Ni l’ambassade centrafricaine à Paris, ni le royaume hachémite n’était au courant de cette décision. Nous fûmes les hôtes de l’attaché culturel de l’ambassade de France venu par hasard à l’aéroport rapatrier femme et enfants. Un jour en me promenant dans les rues de Rabat, je rencontrai un militaire marocain qui, me reconnaissant comme un joueur de l’équipe centrafricaine de basket-ball finaliste du championnat d’Afrique de Casablanca, me fis recruter par l’équipe des forces armées royales du Maroc, dont le président était le prince Moulay Idriss. Je lui fis part de notre situation. Ce dernier intervint auprès de son frère le Roi. Sa Majesté Hassan II nous attribua une bourse d’honneur en février 1969. La bourse centrafricaine n’arrivera qu’en juillet !

(4)   – Les boursiers centrafricains, bénéficiaires d’une bourse d’études à l’étranger, signent généralement un engagement décennal qui les contraint à travailler pour le pays pendant dix ans.

(5)   – Pierre Kalck : Histoire de la République centrafricaine, L’Harmattan, Paris, 1992.