Point de vue : L'impossible unité africaine, par Jean-Paul Ngoupandé

Une lecture même superficielle d'une carte de l'Afrique centrale conduit à une évidence : toute la région du Darfour et de ses environs est sous-peuplée. S'agissant de la République centrafricaine, plus d'un tiers des 623 000 km2 de territoire est quasiment vide. Tout au plus 70 000 habitants pour au moins 200 000 km2 : encore aujourd'hui, on peut parcourir 100 km sans rencontrer le moindre village. Au Tchad et au Soudan, des régions comme le Salamat ou le Bhar el Ghazal ont subi le même sort.

Le Darfour a été, depuis au moins six siècles, au coeur d'un vaste et florissant commerce d'esclaves noirs en direction des pays arabes. Bien entendu, le Darfour ne fut pas le seul centre de razzias esclavagistes en direction du Proche et du Moyen-Orient. Mais il est clair qu'il a fortement marqué la région. Dans mon pays, les Bandas, l'un des principaux groupes ethniques centrafricains, ont été les plus touchés ; d'où la dispersion qui fait qu'on trouve un peu partout, y compris dans le Sud-Ouest forestier, des rameaux bandas ayant cherché un refuge très loin de leurs terres d'origine. Dans la tradition orale, les légendes font une claire allusion à cette fuite sans fin, et les noms des localités et des cours d'eau portent la marque de cette longue errance. Des grottes aménagées pour servir de refuges contre les razzias arabes sont encore visibles. Dans la conscience collective, les traumatismes de cette chasse au bois d'ébène sont présents de façon tenace. Les exactions actuelles des janjawids ne peuvent que réveiller des souvenirs douloureux pour les populations concernées.

Au-delà de ce cas précis, le très lourd contentieux de la traite moyen-orientale continue de peser sur les relations entre le monde arabe et les Noirs d'Afrique, et constitue l'un des principaux freins à l'intégration africaine. L'Organisation de l'unité africaine (OUA), fondée à Addis-Abeba en mai 1963 par les pères de l'indépendance, avait en son temps suscité un grand espoir, vite déçu par les pesanteurs de l'histoire et les divisions qu'elles sécrètent. Parmi ces pesanteurs, on pouvait déceler les rapports ambigus entre Afrique noire au sud du Sahara et Afrique du Nord, essentiellement arabe et blanche. Durant la guerre froide, des soupçons d'instrumentalisation de l'OUA à des fins qui n'étaient pas les leurs ont poussé certains dirigeants subsahariens comme le maréchal Mobutu à proposer la création d'une Ligue des Etats africains noirs.

 

L'OUA avait alors obtenu, sous la pression de pays nord-africains comme l'Algérie et l'Egypte, que tous les Etats membres rompent leurs relations diplomatiques avec Israël après la guerre du Kippour. Or un nombre non négligeable de ces pays subsahariens entretenaient des relations de coopération fructueuse avec l'Etat hébreu, dans des domaines aussi variés que la sécurité, l'agriculture ou la formation. L'Union Africaine, qui a pris la suite de cette première organisation continentale, n'a pas non plus réussi à créer l'indispensable osmose. Entre le nord et le sud du Sahara, l'ère des méfiances, des soupçons et des sous-entendus est loin d'être surmontée, malgré les proclamations officielles.

 

Ces dernières années, on parle beaucoup, et à juste titre, de la traite atlantique. Les Européens ont eu l'honnêteté et le courage d'admettre que le commerce triangulaire fut un crime contre l'humanité. La loi Taubira en France est un bon exemple. Sur la traite moyen-orientale, au contraire, c'est un épais silence qui recouvre le drame, silence nourri par des faux-semblants et des arguments d'autorité. Quiconque aborde ce sujet est soupçonné de chercher à minimiser la traite atlantique. La solidarité africaine demeure le prétexte idéal au refus plus ou moins conscient de briser le sujet tabou des razzias arabes. Dans les années 1960 et 1970, au sein du mouvement étudiant africain en France, les rares personnes qui osaient évoquer la traite moyen-orientale étaient immédiatement accusées de faire le jeu du sionisme.

 

Certes, en comparaison avec la puissante organisation que fut le commerce triangulaire, la traite moyen-orientale peut apparaître comme une activité relevant de l'informel, donc de moindre ampleur. C'est complètement faux. Les razzias n'ont jamais été un jeu d'enfants, ne serait-ce que par leur durée. Elles ont commencé bien avant l'islamisation de l'Afrique subsaharienne. L'islam n'est pas en cause, bien entendu. Les Négro-Africains victimes des atrocités commises par les janjawids sont aussi des musulmans. Je ne comprends donc pas les cris d'orfraie qui sont poussés dès qu'est soulignée la connotation raciale du conflit du Darfour. Il est pourtant aisé de comprendre que le mépris affiché pour la vie du Noir est une survivance de l'époque de l'esclavage à visage découvert. La traite moyen-orientale fut, comme le commerce triangulaire, une activité très lucrative fondée sur la chosification du Noir. En quoi le comportement des janjawids prouve-t-il que leur regard sur leurs compatriotes négro-africains a changé ?

 

Contrairement à l'autre saignée, cet esclavage arabe - pour le désigner avec exactitude ! - n'a pour ainsi dire jamais cessé puisqu'on en parle peu dans les pays concernés, à l'exception notable de la Mauritanie, qui a officiellement aboli l'esclavage en... 1981 ! Mais on sait bien que l'application intégrale de cette loi tarde à se concrétiser, comme le suggère le débat électoral en cours dans ce pays. De temps en temps parviennent, un peu partout en Afrique subsaharienne, des échos, jusqu'alors invérifiés, de "disparitions" de jeunes Négro-Africains à l'occasion du pèlerinage de La Mecque. Plus concrètement, en revanche, les images de l'"accueil" réservé ces derniers mois aux jeunes subsahariens dans les pays nord-africains contribuent à approfondir la fracture que les responsables politiques s'efforcent de taire. Or il est impossible de bâtir une union solide et durable en faisant l'impasse sur les traumatismes de l'histoire parce qu'ils ont la peau dure.

 

Le drame du Darfour relève de ces traumatismes que l'Afrique contemporaine doit absolument exorciser pour parvenir à la réalisation de l'indispensable intégration. De la part des pays arabes africains, seule une condamnation ferme, sans l'ombre d'une ambiguïté, des atrocités commises par les janjawids est de nature à lever les méfiances et à consolider notre foi en ce projet exaltant.

 

Oui, nous sommes condamnés à vivre ensemble, Africains noirs et blancs, sur ce continent qui est notre bien commun.

 

Le Monde - Point de vue, daté mercredi 28 février 2007, page 20]

[Jean-Paul NGOUPANDE est essayiste, ancien premier ministre de la République Centrafricaine]