Sommet France-Afrique : Le mensonge permanent.

 

     Dans une interview à l'hebdomadaire Jeune Afrique, l'historien camerounais Achille Mbembé donne les raisons qui l'ont poussé à accepter la proposition du président français Emmanuel Macron de prendre part à l'organisation du sommet France-Afrique du 9 au 10 juillet 2021.

Parmi les motifs qui ont convaincu l’historien-philosophe, figurent :

-        la mission confiée à Felwine Sarr sur la restitution des objets d'art africains (1) ;

-        et le projet de création de la monnaie ouest-africaine, l'Eco ; entre autres.

Les raisons invoquées sont recevables mais n'emportent pas l’adhésion. L'auteur de « Brutalisme » et des « Politiques de l’inimitié » n'est pas assez naïf pour croire aux manœuvres de séduction du président français (2). Faut-il rappeler l'éviction brutale du Togolais Kako Nubukpo de son poste de directeur de l'économie et du numérique à l'organisation internationale de la francophonie, pour avoir critiqué le franc CFA ?

Aux dernières nouvelles, le sommet de Montpellier est reporté au mois d’octobre prochain et sera réservé aux intellectuels, chefs d’entreprises et responsables d’associations de la société civile. Les chefs d’Etats africains, eux, sont reçus ce mardi 18 mai 2021 à Paris, pour évoquer le financement des économies africaines.

 

I – Les sommets France-Afrique, une institution désuète.

Notre scepticisme et nos réserves portent sur la forme et sur le fond de cette instance.

 

1 – Sur la forme.

Cette assemblée a plus de cinquante années et paraît désormais vieillotte et désuète.

La formule originelle, qui rassemble les chefs d’État africains autour du président français, ressemblait fort à la démarche des bourgeois de Calais devant le roi d’Angleterre (3). Pour casser cette image d’Epinal, le prochain sommet de Montpellier s'enrichit, à l'invitation du président français, et s’élargit à la société civile africaine. Les chefs d’État sont ainsi mis en concurrence entre eux, mais aussi avec les responsables des associations porteuses de projets venant de leurs pays respectifs. On ne peut mieux traduire le pouvoir d'ingérence de la France dans les affaires intérieures de pays souverains, et la volonté de transformer ces États africains en « Républiques des ONG », à l'exemple d'Haïti, voire du Liban, pays désormais sous tutelle, où les représentants de l’ONU vivent dans l’opulence pendant que les habitants dépendent de la bonne volonté des organisations non gouvernementales internationales. C’est le syndrome haïtien (4) !

 

2 – Sur le fond.

Qu'il se tienne en France ou en Afrique, les sommets France-Afrique ne résolvent rien, ou si peu. C'est un cénacle entre obligés où rien ne se décide ; le protocole est immuable et les résultats connus à l'avance (5). Au cours de ces rencontres au sommet, ne sont jamais abordées les questions relatives :

-        au statut du franc CFA (6) ;

-        au niveau de l'aide publique française au développement (7) ;

-        au surendettement des Etats du continent (8) ;

-        au statut des migrants (9) ;

-        à la politique de défense nationale et de sécurité des Etats africains ;

-        etc.

Après soixante ans d’indépendance, les Etats africains francophones n’ont pas réussi à décoller. Malgré le passage du capitalisme au libéralisme, puis du libéralisme à la mondialisation, le continent est toujours aussi démuni, au regard de ses dotations monstrueuses en ressources naturelles (10). C’est le mensonge permanent.

 

II – Qu’attendre du sommet de Montpellier ?

La situation actuelle est simple. D’un côté, l’arrogance et le mépris de la France ont eu raison, au moins depuis 2007, de « l’attachement sentimental » des Africains (11). De l’autre côté, ce reflux, qualifié de « sentiment anti-français », provoque des incompréhensions, des maladresses voire des sautes d’humeur inconvenantes et insultantes de la présidence française.

 

1 – L’offense de Londres.

On se rappelle l’apostrophe du président Macron en direction des présidents des pays du G5-Sahel, convoqués dare-dare à Pau (sud de la France), pour répondre de la mort de 5 soldats français dans le télescopage de leurs hélicoptères de combat, comme si ces chefs d’Etat étaient directement responsables de cet accident (12) !

L’offense de Londres est le symbole de la maladie incurable dont souffre la France depuis les indépendances africaines, et qui a pour nom : « l’esprit impérial » (13).

En invitant les associations de la société civile à Montpellier, Emmanuel Macron pense avoir trouvé la martingale. Au contraire, son stratagème est d’ancienne facture et poursuit une politique séculaire : diviser pour régner. Il s’agit désormais d’opposer la jeunesse, les diasporas, les intellectuels et chefs d’entreprises africains à leurs représentants élus « perpétuels ou dynastiques » (14). Son stratagème est d’ancienne facture et poursuit une politique millénaire : diviser pour régner. C’est la stratégie du « Cheval de Troie », dans l’optique néolibérale (15).

 

2 – L’heure de l’émancipation a sonné !

Dans l’un de ses fameux discours, Barthélémy Boganda distinguait l’indépendance juridique, c’est-à-dire formelle, et l’indépendance réelle. Après une soixantaine d’années de bifurcation – l’une des sept figures de la théorie des catastrophes – le moment est venu pour les pays africains de reprendre la marche en avant vers l’émancipation des peuples.

Le temps est venu :

-          pour l’historien Achille Mbembé, chargé par le président français de « questionner les fondamentaux de cette relation [France-Afrique] afin de la redéfinir ensemble », de promouvoir et partager sa philosophie politique, qui vise à « purger les Africains du désir d’Europe » ;

-          pour les chefs d’Etat africains, de ne pas se rendre en ordre dispersée à un sommet, où ils seront convoqués à prendre parti pour la France contre la Russie, la Chine et la Turquie (16) d’une part, et à avaliser un projet de réformes concocté depuis Paris d’autre part (17) ;

-          pour les associations de la société civile et les organisations non gouvernementales, de prendre conscience qu’ils ne sont pas élus par les peuples africains et ne peuvent donc représenter que leurs adhérents ;

-          pour la France, de comprendre que le temps de la réparation est venue ; il ne s’agit pas d’indemniser les victimes de la colonisation, comme Joe Biden entend le faire pour les afro-descendants de l’esclavage, mais de reverser aux Etats africains de la zone franc CFA, les réserves de change, constituées par 50 à 65 % du montant de leurs exportations, déposées depuis 60 ans auprès du Trésor public français. Ces réserves, soit près de 19 milliards d’euros en 2015, représentent l’équivalent du plan Marshall de 1945. Cette somme doit permettre aux pays africains de la zone CFA d’exercer leur pleine souveraineté monétaire afin d’engager leur propre stratégie industrielle de développement.

L’heure est venue, de la rupture symbolique et définitive avec le XIXème siècle et l’esprit de Berlin.

 

Paris, le 17 mai 2021

 

Prosper INDO

Economiste,

Consultant international.

 

(1)   – La mission confiée par le président français à deux universitaires de renom, Felwine Sarr et Bénédicte Savoy, l’un Sénégalais l’autre Française, a abouti au vote d’une loi par l’assemblée nationale française. Il faut toutefois rappeler que le principe de cette restitution est ancien. L’initiative appartient au président zaïrois, Mobutu Sessé Seko, dans le cadre de sa politique d’authenticité, d’avoir réclamé dès le 18 décembre 1973, à la tribune de l’assemblée générale de l’ONU, la restitution des œuvres d’art du patrimoine congolais confisqués par le Roi belge Léopold Ier. La résolution 3187 de l’organisation des Nations unies a donc acté le principe de la « Restitution des œuvres d’art à des pays victimes d’expropriation ». Il aura donc fallu 47 ans à la France pour se mobiliser !

(2)   – Achille Mbembé : « Brutalisme », Edition La Découverte, Paris, 2020, 246 p ; « Politiques de l’inimitié », Edition La découverte, Paris 2016, 181 p. Cependant, entendre Georges Kelman qualifier Achille Mbembé de : « la voix de son maître », relève de l’imposture. L’auteur de « Je suis noir et je n’aime pas le manioc » oublie le temps où il était le porte-serviette d’Éric Besson, transfuge du parti socialiste français, ministre de l’Immigration, de l’Intégration, de l’Identité nationale et du Développement solidaire, entre janvier 2009 et novembre 2010, du président Nicolas Sarkozy. En la circonstance, c’est le rat de laboratoire qui se moque du rat du grenier, ou pis, le nègre des cabinets qui insulte le nègre des champs !

(3)   – Les Bourgeois de Calais sont six habitants de cette ville française, qui se sont rendus au roi Edouard III d’Angleterre, corde au cou et la clé de la ville entre les mains, en échange de la vie sauve de l’ensemble de la population de la ville assiégée par les Anglais.

(4)   – Le syndrome haïtien renvoie à la politique imposée à la première République noire qui a dû verser la somme de 18 millions de franc-or à la France en 1804, pour solder son indépendance – indemnisation des propriétaires d’esclaves ! – et la somme de 800 millions de dollars en 1986, au Fonds monétaire international et à la Banque mondiale, pour rembourser les dettes des dictateurs Duvalier, père et fils !

(5)   – On se souvient de la déclaration du président sénégalais Abdoulaye Wade, en marge du sommet France-Afrique de Nice : « c’est l’occasion pour nous (présidents africains) de nous retrouver et de manger ensemble » ! Ainsi, en ce qui concerne la réunion de ce 18 mai 2021, elle a été précédée par le sommet de Porto, au Portugal, tenu du 6 au 8 mai dernier ; rencontre au cours de laquelle les Européens se sont mis d’accord sur les propositions de réformes à imposer aux Africains.

(6)   – En 1994, le franc CFA a été dévalué à l’initiative de la France, sans que les chefs d’Etat africains n’aient été consultés.

(7)   – L’aide publique française au développement n’a jamais atteint, ni dépassé, le taux de 0,70% du PIB des pays de l’OCDE décidé par une résolution de l’assemblée générale des Nations unies, votée en 1963. Longtemps maintenu aux alentours de 0,57%, ce taux est tombé à 0,37% sous Nicolas Sarkozy et 0,34% avec le président socialiste François Hollande. Il avait même atteint le plancher de 0,32% alors qu’Emmanuel Macron était ministre de l’économie de la France. L’actuel président français promet d’atteindre 0,55% à la fin de son mandat en 2022. Rappelons que l’Allemagne affiche le taux de 1% depuis 1990, le Royaume-Uni est à 1% depuis 1986, le Benelux depuis 1979 et les pays nordiques depuis 1970 !

(8)   - Pourtant, la France pilote le Fonds monétaire international depuis 1963, presque sans discontinuer. C’est elle qui a imposé le multipartisme aux pays de la zone franc CFA, après le discours de La Baule, comme condition d’accès aux financements des institutions de Bretton Wood, lequel multipartisme a semé la division et nourri les conflits interethniques et intercommunautaires actuellement en cours sur le continent noir.

(9)   – Après trois lois successives sur l’asile et l’immigration, visant à restreindre l’entrée des étrangers en France, le gouvernement français n’a pas trouvé mieux que d’augmenter les taux d’inscription à l’université pour les étudiants étrangers ! A l’inverse, en son temps, le président Nicolas Sarkozy tenait, à travers son projet d’Union pour la Méditerranée (UPM), faire de l’Afrique du nord une zone tampon et un glacis contre l’immigration noire africaine. Ce fut un échec, du fait de l’opposition du libyen Mouammar Kadhafi. Aujourd’hui, l’Europe tente d’externaliser les demandeurs d’asile et les réfugiés, contre subvention, en démarchant certains pays africains, comme le Rwanda (Le Monde du mercredi 12 mai 2021 : « Le Danemark veut sous-traiter les demandeurs d’asile au Rwanda », page 4).

(10)                      – Quelle est la différence entre la Guinée, délaissée par la France dès le Non au référendum du 28 septembre 1958, et le Gabon, enfant chéri de la Françafrique ? Ils ne figurent pas parmi les dix pays les plus riches du continent. Les dix pays les plus riches d’Afrique sont en effet, par ordre décroissant : le Nigéria, l’Afrique du sud, l’Egypte, l’Algérie, le Soudan, le Maroc, l’Angola, l’Ethiopie, le Kenya et la Tanzanie.

(11)                      – Prétendre que le sentiment anti-français est nourri par la Russie et la Turquie, pays avec lesquels la France a des contentieux politiques, c’est faire preuve d’arrogance et de mépris vis-à-vis de la jeunesse africaine qui ne serait pas apte, par elle-même, à analyser la géopolitique mondiale. On se rappelle la déclaration du président ghanéen lors de sa visite officielle en France : « Etre encore sous la tutelle des Occidentaux, du FMI, soixante ans après l’indépendance, ça n’est pas une situation acceptable ». […] « Le peuple ghanéen a envie de prendre son destin en mains et de créer la société qui lui convient ».

(12)                      – La déclaration du président français Emmanuel Macron a été faite depuis Londres, en marge du sommet européen sur le Brexit.

(13)                      – « L’esprit impérial » est un concept forgé par l’historien anglais Robert Gildéa pour traduire le comportement des anciens empires britannique et français à l’égard de leurs anciennes colonies devenues indépendantes.

(14)                      – La notion d’ « élus perpétuels et dynastiques » traduit la permanence à la tête des différents Etats africains, de présidents adeptes d’un troisième, quatrième voire sixième mandat présidentiel, quitte à passer la main à leur progéniture lorsqu’ils sont obligés de céder le pouvoir : Paul Biya est au pouvoir depuis 1982 ; Idriss Déby au pouvoir depuis 1990 au Tchad, a été réélu pour un sixième mandat avant de trouver la mort deux jours plus tard, le 20 avril 2021, et a été remplacé par son fils ; Denis Sassou-Nguesso est président de la République du Congo depuis 1997, après avoir dirigé le pays entre 1979-1992 ; Faure Gnassingbé est au pouvoir depuis 2005, en ayant succédé à son père Gnassingbé Eyadema, président du Togo de 1967-2005 ; Alassane Ouattara, élu président de la Côte d’Ivoire en 2010, étrenne son troisième quinquennat présidentiel depuis janvier 2021 ; etc.

(15)                      – Selon le philosophe Paul B. Preciado[PI1] [PI2]  la société actuelle est très polarisée : « entre une forme de techno-capitalisme patriarco-colonial (dont le représentants sont aussi bien Trump et Bolsonaro, qu’Erdogan ou Xi Jinping mais aussi, à sa manière, Macron), qui cherche à perpétuer les formes traditionnelles d’exploitation et de consommation avec des discours et des pratiques plus ou moins nationalistes, mais toujours autoritaires, de grande violence ; et une nouvelle culture de coopération écologiste, féministe, antiraciste, queer, trans … » in Envie de changer le monde, propos recueillis par Nelly Kapriélian, Magazine Vogue Hommes n° 32, pp. 132 à135.

(16)                      – Le contentieux franco-russe est nourri, entre autres causes, par la présence des militaires de la Fédération de Russie auprès des forces armées centrafricaines, confrontées à un groupement de mouvements rebelles qui ont occupé 80 % du territoire après le retrait sans préavis des militaires français de l’opération Sangaris.

(17)                      – Pour la rencontre du 18 mai 2021, qui sera consacrée au financement des économies africaines, les projets de réformes qui seront proposés aux chefs d’Etat africains ont été dévoilés par le ministre français de l’économie et des finances, Bruno Le Maire :le financement direct des économies par un accès immédiat et plus large aux droits de tirage spéciaux non utilisés du Fonds monétaires international (FMI), la lutte contre le surendettement des pays pauvres ( refonte de la dette et non plus allègement), investissements directs des petites et moyennes entreprises africaines. Rien de neuf, si ce n’est ce sentiment sournois de vouloir prioriser et sur interpréter ce dont les Africains ont besoin.