A propos de la condamnation inique de journalistes

 

Je voudrais réagir aux développements récents de la situation politique en Centrafrique et plus particulièrement à l'épisode judiciaire auquel se sont trouvé mêlés involontairement des journalistes à titre de victimes expiatoires. J'estime le sort qui leur a été fait d'une gravité et d'une portée autrement plus alarmantes que les malheurs de Jacob Gbéti, qui ne constituent, somme toute, qu'une péripétie mineure. De surcroît et quoique le personnage soit fort controversé en raison d'un passé plus qu'équivoque, que l'on s'on réjouisse ou qu'on le déplore, ses tribulations relèvent de la vie interne d'un parti politique. Sans compter, en conférant une dimension hors de proportion à une tempête dans un verre d'eau, le risque de verser dans le sensationnalisme, toujours tentant mais néanmoins stérile, ou, pis, de tomber dans un piège en servant les intérêts personnels et des stratégies individuelles occultes de remise en selle ou de retournement de veste. La victimisation est un procédé éprouvé à cet égard, en tant qu'elle permet d'attirer l'attention sur soi à moindres frais.

En tout état de cause, l'affaire ne mérite pas cet excès d'honneur qu'on lui fait en l'érigeant en objet de débat. Plutôt que de s'attarder à ces contingences secondaires, on devrait se montrer plus attentif aux faits véritablement significatifs et aux tendances lourdes de la conjoncture politique. Certes, le débat est démocratique, l'éventail des sujets relativement large, les centres d'intérêt relatifs et le choix libre, mais, à mon sens, il faudrait déterminer des priorités en fonction des enjeux majeurs et des urgences pressantes de la situation politique nationale. Ceux-ci, à n'en pas douter, concernent la défense et la sauvegarde de la démocratie, dont la fragilité est de notoriété publique. Dans cette perspective, la condamnation à des peines de prison et d'amende d'un journal est infiniment plus inquiétante et plus digne d'attention pour les démocrates et les patriotes soucieux de l'avenir du pays et de la condition du peuple. Le forfait dont il s'est rendu coupable en l'occurrence témoigne de la volonté du pouvoir, passablement échaudé et rendu nerveux par les contrariétés multiples, de s'engager dans une escalade dissuasive et répressive, en sélectionnant habilement ses cibles au sein du paysage journalistique. Il concrétise les menaces proférées à l'encontre d'une presse jugée insuffisamment coopérative sinon séditieuse par un régime mal élu, à la légitimité chancelante. La presse sert ici de bouc émissaire et d'exécutoire aux difficultés d'ordre structurel et conjoncturel que rencontre une politique, dont les résultats, comme c'était prévisible, tardent à se faire sentir. Tout pouvoir, quand bien même il serait démocratique, rêve dune presse serve et docile, d'un journalisme de révérence et de connivence. Les gouvernements en mal de légitimité sont les plus exigeants à cet égard, qui, réfractaires à toute contestation et à toute forme d'opposition, n'ont de souci que la quête forcée d'unanimité et de consensus par la caporalisation de la presse et la domestication sinon la suppression de toute force démocratique constituée et indépendante.

On a déjà fait à cette tribune une excellente analyse de cette décision de justice, en soulignant de manière fort à propos les approximations et les contradictions du chef d'accusation et l'incohérence du réquisitoire. L'auteur de l'article a fort justement rappelé que nous n'étions pas dans une monarchie de droit divin, où la personne du souverain serait sacrée et inviolable et où il ne saurait mal faire, et "honni soit qui mal y pense", conformément à la devise de la cour d'Angleterre. Je me bornerai donc, pour ma part, à quelques observations d'ordre général. La faiblesse organique de l'opposition politique et parlementaire, vulnérable, tout au moins dans certains de ses éléments, aux manoeuvres d'intimidation et de chantage du pouvoir, et réceptive à l'occasion à certaines de ses sollicitations, confère à la société civile, dont la presse est une composante fondamentale, une importance déterminante dans la survie de la démocratie. Le rôle politique et social de la presse libre en particulier, comme pilier et garant de l'approfondissement du processus démocratique en cours, se trouve accru de ce fait. La pugnacité et l'imagination dont fait preuve la jeune presse nationale, en dépit de la précarité de ses conditions de travail, en butte aux difficultés d'ordre matériel et financier et aux pressions et vexations de nature politique, sont absolument dignes d'éloge et commandent de la part des démocrates l'expression toujours renouvelée, vigilante et prompte d'une solidarité agissante. Le droit et la liberté de presse sont d'un intérêt vital du point de vue de l'état actuel de la démocratie et de son devenir sous les cieux centrafricains. Le pouvoir actuel ne s'y est pas trompé qui a vu dans le journalisme indépendant un opposant de taille, et le principal obstacle aux tentations autoritaires et à l'incurie chronique de la gestion gouvernementale, à qui il faudrait couper les ailes, à coup de mesures répressives et vexatoires. Il faut dire que l'on s'y fait une singulière conception de la démocratie, du civisme et du patriotisme. Le gouvernement en exercice prétend ainsi édicter un code de "politiquement conforme" et de la "bien-pensance", visant à régenter la pensée et à dicter aux journalistes et à l'opinion publique, celle résidant à l'étranger plus spécialement, la conduite à tenir à son égard et envers sa politique.

La pédagogie gouvernementale les invite notamment à cultiver l'opacité et la complaisance, à taire les critiques, au motif qu'elles desserviraient les intérêts nationaux à un moment particulièrement délicat, où il négocie fièvreusement, à force de falsifications, contre vérités et de demi-mesures équivoques, des aides à l'étranger, pour financer et conforter une entreprise qui passe pour une politique de réforme et de reconstruction. Ce discours comminatoire et spécieux donne à croire que ce n'est pas tant la réalité, celle induite par les politiques pratiquées jusqu'alors, qui est dérangeante que ceux qui en parlent et en dévoilent les travers qui le sont. Le gouvernement se trompe volontairement d'analyse et de cible, de diagnostic et de thérapeutique, et s'expose à de nouvelles désillusions s'il persiste dans cette voie. La quête de bouc émissaire n'a jamais et nulle part fait une bonne politique. La réalité est têtue et ne saurait se plier aux désirs d'une gouvernementalité forcenée. La critique demeure encore le meilleur ferment de la démocratie et la presse en est le meilleur vecteur.

Philippe Lavodrama
Date: Mon, 29 May 2000

Actualité Centrafrique - Dossier 2