L E S E N S D E N O T R E L U T T E

( Le véritable enjeu du 19 décembre 2000 )

Par Jean-Paul NGOUPANDE

 

 

L'interpellation de quatre députés et leur traduction en justice suite à la dispersion violente du meeting de Bonga-Bonga soulève tout naturellement la question de l'immunité parlementaire telle que prévue par les dispositions de l'article 49 de la constitution centrafricaine. Je ne suis pas juriste, et je n'ai nulle intention de reprendre ici le débat juridique qui a cours sur le sujet depuis bientôt trois semaines. Ce n'est d'ailleurs pas nécessaire. Deux de nos meilleurs juristes, disposant d'un solide bagage théorique et d'une indiscutable expérience professionnelle, ont établi la preuve que le président de l'Assemblée nationale et les députés de la mouvance présidentielle, de même que le parquet de Bangui et le gouvernement qui lui donne des ordres, ont mal lu la loi fondamentale sur ce chapitre. Je veux parler de mes proches amis, Assingambi ZARAMBAUD et Nicolas TIANGAYE, tous deux anciens bâtonniers, et qui comptent parmi les meilleurs avocats de l'Afrique francophone. Leur notoriété dépasse largement les frontières nationales, et c'est tout à l'honneur de notre pays. Le premier s'est exprimé dans des articles d'une grande rigueur scientifique publiés récemment par la presse nationale. Le second a mis en pièces le très médiocre réquisitoire du premier substitut du procureur au cours de sa plaidoirie. Si ce procès s'était déroulé sur le pur terrain du droit, il y a belle lurette qu'au moins les députés auraient été remis en liberté. Une nouvelle chance est donnée à la justice centrafricaine de se racheter, et ce sera ce lundi 8 Janvier 2001.

Ce dont je veux parler ici, c'est de l'aspect proprement politique du débat, et qui renvoie

la fois à la question de la mission constitutionnelle de l'élu de la nation, et à celles des libertés démocratiques comme enjeu principal du combat politique actuel en Centrafrique. J'ai dit que je ne suis pas juriste. Mais mon cursus universitaire et mon métier d'enseignant et d'écrivain m'ont conféré une certaine habitude de la fréquentation des textes. En la matière, il y a une règle de base : les mots du texte ont un sens, et tout l'art de l'interprétation, c'est de restituer ce sens. C'est le fondement de l'herméneutique.

L'alinéa 1 de l'article 49 de la Constitution dit textuellement ceci : " Les membres

de l'Assemblée nationale jouissent de l'immunité parlementaire. En conséquence, aucun député ne peut être poursuivi, recherché ou arrêté, détenu ou jugé à l'occasion des opinions ou votes émis par lui dans l'exercice de ses fonctions "( Souligné par moi ). Deux aspects essentiels de la mission du député sont expressément formulés dans ce texte : émettre des opinions, et émettre des votes. Le second est facile à expliquer : le député vote à l'Assemblée nationale en son âme et conscience, et ne saurait être " poursuivi, recherché ou arrêté, détenu ou jugé " parce qu'il aurait émis un vote négatif sur un texte présenté par le gouvernement. Dieu merci, jusqu'ici, aucun élu n'a subi un tel sort à l'occasion d'un vote, hormis les cas habituels de diabolisation des députés de l'opposition et des conséquences pratiques qui en découlent en termes de tracasseries procédurières de la part du Bureau ou, ce qui est beaucoup plus grave, de manque d'égards ou même de provocations de certains représentants du pouvoir exécutif (ministres, préfets ou sous-préfets, commissaires de police ou commandants de brigades de gendarmerie).

C'est le premier aspect de la mission constitutionnelle du député qui pose problème en

République centrafricaine parce que son champ d'application est réduit, topographiquement parlant, à la seule enceinte de l'Assemblée nationale. " La place des députés est à l'Assemblée nationale ! C'est là qu'ils doivent débattre, pas ailleurs ! ". Que de fois n'a-t-on entendu ces sentences assénées comme de véritables rappels au règlement ! Certains représentants de la communauté internationale, venus pourtant au chevet de la démocratie centrafricaine pour l'aider à se consolider, se sont parfois fait l'écho de ces " maximes " qui sont parfaitement... antidémocratiques ! J'ai eu, début 1999, à faire la remarque suivante à l'ambassadeur Oluyémi ADENIJI, alors représentant spécial du Secrétaire général de l'ONU en RCA (MINURCA) : le député est élu pour émettre ses opinions sur tous les sujets intéressant la vie de la nation, du 1er janvier au 31 décembre, et cela sur toute l'étendue du territoire national, et pas uniquement sur les quelques dizaines de mètres carrés constituant l'enceinte du palais de l'Assemblée nationale.

Qu'on me dise donc : dans quel passage de la Constitution, ou de la loi organisant

l'Assemblée nationale, ou du règlement intérieur de celle-ci, il est écrit que le seul " lieu " - au sens de ce que les philosophes du Moyen-Age appelaient le conatus, c'est-à-dire le lieu " naturel " et donc exclusif- - où le député peut émettre des opinions est l'enceinte de l'Assemblée nationale ? ? ? Que ma collègue Marie OUAFIO, députée du 4e arrondissement de Bangui, m'interdise de tenir des réunions dans sa circonscription, sous prétexte que je suis député de Dékoa, cela peut se comprendre. Elle ne sait sans doute pas exactement pourquoi nous avons été élus, et pourquoi on nous appelle " députés de la Nation ". "Nul n'est méchant volontairement ", suis-je tenté de dire...

Là où le bât blesse, c'est que cet axiome apparemment innocent - " c'est à l'Assemblée

nationale que les députés doivent s'exprimer " - renferme en lui-même les prémisses d'une conception anti-démocratique de la mission du député, qui est en tous temps et en tous lieux, sur tous les sujets, celle de l'indispensable contre-pouvoir sans lequel le pouvoir de l'exécutif serait pratiquement sans limite. C'est d'abord, bien entendu, dans l'expression de ses votes à l'Assemblée, que le député joue ce rôle de contre-pouvoir. Mais c'est aussi - je devrais dire surtout - avec les centrafricains, les électeurs, tous les jours et partout, toute l'année , qu'il doit entretenir la relation qui fonde toute vie démocratique digne de ce nom : celle de la parole démocratique, la parole qui explique, qui juge, qui critique, qui propose même des approches alternatives, bref, la parole qui désinhibe et qui libère, qui émancipe, qui désinfantilise.

Bien entendu, il n'est pas question d'importuner, de harceler, de perturber par une

propagande infondée dans son argumentation et intempestive dans sa relation à la vie de la cité. Il ne s'agit pas, sous prétexte que l'on est député, de prendre son mégaphone, et troubler en tous temps la quiétude des citoyens, dans les bureaux, dans les champs, dans les marchés, dans les écoles, dans les églises, les temples ou les mosquées, dans les aéroports ou les gares routières. Aucun député centrafricain ne fait tout cela, chacun le sait bien. Le minimum demandé, pour être conforme à l'esprit et à la lettre de la constitution, c'est de pouvoir émettre ailleurs que dans la seule enceinte de l'Assemblée nationale - qui n'est ouverte, faut-il le rappeler, qu'en deux sessions ordinaires de 90 jours chacune, et quelques rares et brèves sessions extraordinaires - des opinions sur les grands problèmes qui touchent à la vie de la nation : les salaires, pensions et bourses qui ne sont pas payés ; l'école en naufrage ; l'effondrement du système de santé et l'aggravation de la mortalité ; l'insécurité qui se généralise ; la division qui s'instaure entre les centrafricains ; les richesses du pays qui sont pillées, etc. Où, et quand, le député peut-il émettre des opinions, si toute possibilité de réunion publique, c'est-à-dire l'occasion de s'adresser à un grand nombre de ses concitoyens, lui est systématiquement refusé ? Comment peut-il jouer son rôle de contre-pouvoir face à la propagande gouvernementale si, hormis les rarissimes cas de retransmissions des débats parlementaires, l'accès aux médias d'Etat, financés par des contribuables votant d'ailleurs aussi bien pour la mouvance présidentielle que pour l'opposition, lui est systématiquement refusé ? Comment peut-il jouer son rôle constitutionnel de contre-pouvoir si le fait de dire qu'un Chef d'Etat qui travaille mal doit démissionner est considéré comme un crime de lèse-majesté pouvant entraîner vexations, intimidations, tentatives d'arrestation et même d'assassinat ?

L'essence du débat démocratique, ce qui fait la différence entre le régime démocratique et

toutes les autres formes de gouvernement, c'est la participation effective de la population, dans toutes ses composantes, à l'expression des idées contradictoires, à la circulation libre de l'information , au processus d'élaboration et de prise des décisions d'intérêt commun par la dynamique des propositions concurrentielles en amont. Bref, le régime démocratique part du principe qu'une opinion publique correctement informée, un corps social averti des véritables enjeux , sont autant de facteurs de progrès, et d'indispensables digues contre la tentation tyrannique, inhérente à tout pouvoir, comme l'avaient justement noté les philosophes des Lumières , ces grands pionniers de la pensée démocratique. Il n'est donc pas possible de prétendre construire un espace démocratique en gommant purement et simplement les " lieux naturels " de participation populaire à la vie démocratique que sont les meetings (réunions publiques), les échanges contradictoires sur les médias d'Etat, les marches pacifiques, tous expressément prévus par la Constitution .

Insistons encore sur ce point crucial : une population infantilisée, abreuvée de propagande,

abrutie par des montages dignes des pires périodes du totalitarisme stalinien (cf ces bus qui faisaient la navette entre le Centre-ville et le PK 12, remplis des mêmes " passagers " - miliciens, GP en civil - pour faire croire que l'Opération " Pays mort " du 11 décembre 2000 avait échoué dans les quartiers Nord de Bangui !), ne saurait constituer ce qu'on appelle en démocratie l'opinion publique. Il y a une opinion publique comme telle là où le peuple est véritablement le SUJET, c'est-à-dire le MAITRE de l'évolution sociale, et non un simple JOUET entre les mains de propagandistes et de manipulateurs cyniques, pour qui la possession du pouvoir est une fin en soi, qui justifie les méthodes les plus immorales. Un peuple SUJET, c'est-à-dire ACTEUR et AUTEUR en dernière instance de l'élaboration de son devenir, c'est ce que l'on appelle couramment la CITOYENNETE.

La formation de la conscience citoyenne passe obligatoirement par l'information complète

et le débat contradictoire.. Si les députés et les responsables politiques de l'opposition n'ont plus la possibilité de rencontrer leurs concitoyens et débattre publiquement avec eux, si la radio et la télévision d'Etat sont transformées en instrument d'abrutissement de la population, on assiste alors à une régression de la conscience citoyenne. Et l'on sait que partout où la conscience citoyenne recule, c'est le lit de la dictature qui est fait. Au-delà donc du cas spécifique des députés et de leur immunité, le véritable enjeu du 19 décembre 2000, c'est le risque certain d'une remise en cause complète de ce pourquoi des générations de centrafricains se sont battus : la LIBERTE....

C'est pourquoi les quinze(15) partis politiques d'opposition ont eu raison de dire NON au retour de la dictature. Il faut le faire maintenant, avant qu'il ne soit trop tard. Nous sommes menacés, traqués, brutalisés, emprisonnés. C'est le signe que nous avons touché du doigt le véritable enjeu : contrer à tout prix la restauration de la dictature.

Jean-Paul NGOUPANDE,

Ancien Premier Ministre,

Député de DEKOA,

Président du PUN.

Actualité Centrafrique - Dossier 3