Ange Félix Patassé, Chef de l'Etat Centrafricain se confie au Messager
Par Pius N. Njawe , Le Messager (Douala, Cameroun - Edition du 17 sept 2001)


Certains disaient son pouvoir dans la rue; d'autres le disaient physiquement et psychologiquement affecté. La vérité, c'est que Ange-Félix Patassé n'est pas resté indifférent aux événements qui ont secoué son pouvoir le 28 mai dernier. Il en porte même des stigmates, discrètement. Pour autant, l'homme qui reçoit l'envoyé spécial du Messager à sa résidence privée à Bangui le 4 septembre n'a rien perdu de sa verve et de sa... barbe blanche. Il donne même l'impression de contrôler la situation, de gouverner son pays depuis cette résidence singulière dont il ne serait pas sorti depuis le putsch manqué. Et qui lui avait été gracieusement "prêtée" par le Gabon dont c'était la résidence.
Pendant trois heures d'horloge, le chef de l'Etat centrafricain nous entretient sur le coup d'Etat manqué auquel il a échappé le 28 mai 2001, sur la situation économique et sociale de son pays, sur l'Afrique et la Cemac, sur ses relations avec le Cameroun, etc. On l'aime ou on le déteste, on le croit ou non, Ange-Félix Patassé est d'un franc-parler qui peut forcer l'admiration.
Entretien

Le Messager: Je vous remercie, monsieur le président, d'avoir bien voulu accepter de recevoir Le Messager dans votre résidence privée de Bangui pour cet entretien qu'il a sollicité. Nous imaginons votre calendrier fort chargé en ce moment et ne sommes que plus honorés par votre disponibilité. Il y a près de 4 mois, votre régime faisait l'objet d'un coup de force heureusement repoussé par votre garde. Avec le recul du temps, quelle lecture faites-vous de cet événement qui a failli vous coûter la vie? Etes-vous en mesure, aujourd'hui, de dire ce qui, selon vous, a motivé cette tentative de coup d'Etat? Quelles en sont les conséquences sur les plans politique et économique?


Ange Félix Patassé : Tout d'abord, je voudrais vous remercier et vous souhaiter bon séjour en terre centrafricaine qui est aussi votre terre. Vous êtes chez nous et je suis heureux parce que j'avais eu à faire des reproches à nos journalistes de la sous-région qui, au lieu d'écouter ce que dit RFI, Africa n°1 qui mâchent les choses et leur restituent dans la bouche, devraient venir sur place voir ce qui se passe ou ce qui s'est passé, afin de tirer les leçons qui s'imposent, afin de mieux informer le peuple d'Afrique centrale. Je suis heureux aussi de savoir que votre journal s'appelle Le Messager. Eh bien, j'ai toujours dit que les journalistes sont des messagers, que la presse est le messager et que la presse, à travers les journalistes, doit informer d'une manière objective la population. Soit il y a de bons messagers, soit il y a de mauvais messagers. Mais j'ose espérer que votre journal, Le Messager, sera un bon messager, non seulement auprès du peuple frère camerounais, mais pour la sous-région dans le cas de la Cemac, et aussi au niveau africain dans le cas de l'Union africaine et à travers le monde entier puisque nous allons vers la mondialisation. Et que les messagers doivent être portés de plus en plus sur les hauteurs des cimes pour que les messages qui passent de Centrafrique ou du Cameroun soient connus à travers le monde entier, à travers l'internet.
Vous posez la question de savoir ce qui s'est passé ici; je ne serai pas très long, puisqu'une commission d'enquête judiciaire a été mise en place pour faire des investigations. Donc vous comprendrez qu'il m'est difficile à l'heure actuelle de donner des avis. Je peux néanmoins noter que chaque fois que nous parvenons à un accord avec les institutions de Bretton Woods, c'est en ce moment-là que le groupe Kolingba déclenche les hostilités pour maintenir le peuple centrafricain dans un Etat de pauvreté, de misère continue. Parce que nous faisons des efforts sur le plan économique et social. Nous avons atteint des performances très appréciables au niveau du taux de croissance de 7,5% que les récents événements sont venus compromettre. Nous étions donc préparés pour une vraie croissance, mais aujourd'hui, il faut en faire l'évaluation après trois mois. On réalise alors que nous sommes tombés encore très bas. Il faut recommencer à zéro, et c'est ça qui est dommage. Je pense que si ceux-là qui ont mené ces actions criminelles étaient de vrais patriotes, ils n'auraient pas fait cela. Parce que notre pays s'est engagé résolument sur la voie de la démocratie véritable. Nous sommes appréciés sur le plan international, parce que nous respectons les droits de l'Homme; mais je reste convaincu que Droits de l'Homme, égale droits du peuple. Nous sommes véritablement un Etat de droit. Mais tous ces efforts consentis sont annihilés par une poignée d'individus, de compatriotes.
C'est pourquoi je n'en dirai pas davantage pour le moment. Je préfère que la commission d'enquête, dans ses investigations, nous en sorte des raisons, puisque les gens pourront écouter. Nous allons savoir ce qu'on nous reproche. Mais si c'est parce que nous sommes des patriotes, des nationalistes, que ça ne plaît pas à une certaine catégorie de personnes, qui sont des vallées de l'impérialisme, c'est leur perception des choses. Nous avons maintenant plus de 40 ans d'indépendance, il faut quand même que nous puissions émerger, que nous puissions, dans le concert d'Etats africains, maîtriser nos ressources pour les mettre en exploitation, que nous ayions une coopération internationale. La puissance colonisatrice doit devenir maintenant une puissance partenaire et non pas une puissance néocolonialiste. C'est pourquoi sur ce point, je tiens à être clair: il y a la France profonde, républicaine, amie des pays africains, et il y a la France néocolonialiste qui ne veut que nous voir encore esclave. Vous avez suivi à Durban ce qui s'est passé. Donc, c'est la logique de ce qui s'est passé ici en Centrafrique. Je voudrais aussi féliciter notre armée parce que, avant que je ne sois au pouvoir, notre armée était dominée à plus de 80% par une seule ethnie, et Kolingba avait misé là-dessus, prenant les 3 mutineries. Il a pensé faire une réédition pour la 4ème fois, mais tous les Yakoma ne l'ont pas suivi et c'est ça qui fait que rapidement, nous avons maîtrisé la situation.

L.M. : Justement, parlant de la France, Excellence, voulez-vous dire qu'elle a participé, de près ou de loin, d'une manière ou d'une autre, aux événements du 28 mai à Bangui? D'autre part, à quel niveau situerez-vous l'équation ethnique dans ce coup d'Etat?


A.F.P. : Ecoutez, ce que je peux dire, c'est qu'il y a la France officielle, qui est le reflet de la France profonde républicaine, démocratique, qui respecte les institutions démocratiques mises en place. Donc si vous me posez la question, je dirais que la France officielle n'a pas du tout été complice. Puisque le gouvernement français a condamné cette tentative de coup d'Etat. Mais c'est cette France néocolonialiste qui est à l'origine. je veux parler de certains officiers français que nous connaissons. En commençant par le Général Mansoun, le Général Lacal et d'autres officiers français. Vous avez écouté récemment un ancien militaire français qui a pris position pour me traiter de tout parce qu'il aurait épousé une Centrafricaine d'origine Yakoma (rires). Mais je peux dire tout simplement que la plupart de ceux-là, ce sont des anciens militaires français qui manipulent les Centrafricains.

L.M. : Ils résident en Centrafrique ou en France?


A.F.P. : Ils sont en France. Mais ils naviguent entre la France et les pays africains (rires). Ceux-là, nous les connaissons et comme je vous le disais, leurs dossiers sont au niveau de la commission d'enquête judiciaire parce que non seulement la justice centrafricaine va trancher, mais il y aura aussi le Tribunal Pénal International qui va se prononcer. Nous allons saisir le TPI, et puis, il y a maintenant une justice en Belgique qui traite des problèmes des pays africains. Eh bien, nous pensons aussi que Bruxelles sera également servi. (Rires). Donc si vous voulez c'est ça le contour de ce que j'appelle la France néocolonialiste. Mais également la présence des armes dans les différents domiciles de Kolingba avec l'estampille, sur les caisses du drapeau français, c'est assez symptomatique. Mais pour moi, je n'accuse pas. Je n'accuse pas, parce que seules les investigations pourraient nous dire à quel degré peut se situer telle ou telle responsabilité. Mais je peux aussi vous assurer qu'il n'y a pas eu de connotation tribalistes. Nous ne confondons pas Kolingba, auteur du coup d'Etat et les Yakoma; et il n'y a pas un quartier réservé exclusivement aux Yakoma. J'ose espérer que vous avez visité le quartier Ouango. Le quartier Ouango n'est pas réservé exclusivement aux Yakoma. Au quartier Ouango, vous avez les Ouango très minoritaires, les Tango, les Banziris, les Gbanda, les Baya parce que ce sont les Bandadiris qui sont les originaires de Ouango. Donc Ouango est un quartier pluri ethnique. De même que Lakuanga Petevo, etc. Ce sont toutes des tribus centrafricaines. Mais on veut faire croire qu'on a essayé de brûler des quartiers réservés au Yakoma. Vous avez été visiter ces quartiers où des maisons ont été détruites ou brûlées. Kolingba a essayé d'utiliser les femmes et les enfants comme boucliers humains. Dès lors que j'avais compris cela, j'avais pris des mesures préventives pour protéger la population civile des armes qu'on a ramassées non seulement chez Kolingba, mais également chez les militaires et chez des civiles... Donc nous ciblons bien les auteurs de ce coup d'Etat. Ce ne sont pas seulement les Kolingba qui sont à la tête de ce coup d'Etat. C'est pourquoi aujourd'hui, je peux vous affirmer, que nous avons libéré les Yakoma; en témoignent les lettres que je reçois non seulement de Ouango ici à Bangui, ou du quartier Pétévo et des provinces. Les populations de la Basse Kotto et d'ailleurs se sentent libérées; beaucoup d'intellectuels Sango se sentent aujourd'hui libérés. Parce qu'avant on les menaçait. Du reste, l'inspecteur général des Finances qui est le neveu de l'ancien président Kolingba, a été menacé de mort. Je l'ai récupéré et je l'ai protégé. Le directeur général de l'ENERCA est bien Yakoma! Je l'ai récupéré, il était menacé et je l'ai protégé. Mes deux conseillers juridiques sont Yakoma, mon secrétaire général à la présidence est un Yakoma, le 2e président de mon parti est Yakoma et il est ministre d'Etat au gouvernement. Mon parti s'est implanté depuis des années dans la Basse Kotto, dans le Haut-Mbomou! Comment voulez-vous que je rejette une partie de mes militants pour adopter les autres et rejeter une partie. Je ne peux pas!


L.M. : Donc monsieur le président vous voulez me dire en clair que les rumeurs de "chasses aux sorcières" au lendemain du coup d'Etat sont pur produit de l'imagination? On a cité par exemple le cas de ce député Ntouba qui n'était pas Yakoma...


A.F.P. : On peut parler de chasse si on en tue plusieurs. Or à ma connaissance, mis à part le cas du député Ntouba, vous savez que pendant les événements de ce genre, les esprits s'échauffent. Il peut avoir des règlements de compte, comme par exemple les éléments de la sécurité présidentielle qui ont été égorgés, qui ont été tués par des militaires, par leurs frères d'armes. Vous savez, je suis le théâtre des opérations. Mais là, je peux vous assurer que l'armée centrafricaine a obéi strictement aux ordres que j'avais donnés, à savoir ne pas tirer sur les femmes, sur les enfants et même sur les civils. C'est pourquoi les hostilités ont duré 8 jours. Mais s'il fallait faire des tirs tendus, il y aurait eu trop de massacre. J'ai dit attention.

L.M. : Peut-on savoir, monsieur le président, dans quelles conditions sont détenus M. Jemafouth, de même que la centaine d'autres Centrafricains qui ont été arrêtés dans le cadre de cette affaire; y a-t-il quand même une certaine garantie quant à leur sécurité, à leur santé?


A.F.P. : Ecoutez, je suis très respectueux des Droits de l'Homme et j'ai toujours lutté pour que les détenus, comme les prisonniers, aient des conditions de vies plus humaines.
Quand la Fédération Internationale des Droits de l'Homme était venue ici, j'avais saisi l'opportunité pour demander le concours de tous pour humaniser les prisons centrafricaines. Moi-même, j'ai fait la prison, moi-même, j'ai été déporté, je connais le prix de la prison, je connais le prix de l'exil. Si aujourd'hui, j'ai été opéré des deux yeux, c'est parce que j'étais en prison dans des conditions très difficiles. J'avais presque perdu la vue. Mais grâce à la technologie moderne, je vois maintenant bien. C'est dire que je n'avais jamais pensé un jour à arrêter mes compatriotes pour des raisons politiques. Je n'avais jamais pensé un jour voir mes compatriotes aller en exil. S'exiler. Moi j'ai subi ça dans ma chair et dans mes os. Et je ne voudrais pas cela. Mais comme la constitution dans son article 18 dit que toute tentative de coup d'Etat est un crime imprescriptible, je suis chargé de faire respecter la loi, de faire appliquer les lois et la constitution...

L.M. : Vous avez déclaré au cours d'un entretien avec la presse, il n'y a pas longtemps, M. le président, juste après le coup d'Etat, que le dialogue était désormais rompu. Et vous avez mis la tête de M. Kolingba à prix. Peut-on savoir aujourd'hui ce que vous vouliez dire exactement? Doit-on comprendre par là que vous refuseriez une main tendue de monsieur Kolingba et de tous ceux qui l'on suivi dans cette malheureuse aventure si cela arrivait?


A.F.P.: Je n'ai jamais dit que le dialogue est rompu. J'avais dit qu'en attendant que je voie clair dans la situation, je renouvelais ma confiance aux partis politiques. Parce qu'ils étaient venus m'apporter leur soutien. J'avais dit que je renouvelais aussi ma confiance aux travailleurs, parce que moi-même je suis issu du syndicat des travailleurs (rires). J'ai dit que les gens travaillent normalement, que mis à part le parti de Kolingba, le RDC qui était suspendu parce que ce sont les textes en vigueur, ceux des autres partis continuent à mener leurs activités normales. Mais j'avais dit et c'est exact, que le dialogue pour me revoir, il faut que j'aie d'abord les résultats pour savoir qui a fait quoi. Parce que c'est l'élément confiance qui doit jouer. Mais si je disais que le dialogue est rompu, moi-même je serai en contradiction avec la constitution. Mes propos ont tout simplement fait l'objet d'une interprétation malveillante, tendancieuse.

L.M. : M. le président, vous me permettez de revenir sur les relations avec la France, pour évoquer l'ex-filtration de l'épouse de M. Kolingba de la résidence de France à Bangui. Ceci fait-il parti des éléments qui vous confortent dans l'idée qu'une certaine France aurait participé d'une manière ou d'une autre, de près ou de loin, à ce qui est arrivé le 28 mai dernier? De manière globale, comment décririez-vous les relations entre la Centrafrique et la France aujourd'hui?


A.F.P. : Ecoutez l'affaire Mme Mireille Kolingba est une affaire qui est une fois de plus entre les mains de la commission d'enquête judiciaire. Je sais que le président et les membres de la commission ont été à l'ambassade de France plusieurs fois, pour rassurer ceux qui sont là-bas que ceux d'entre eux qui sortiraient seraient protégés. Une partie était sortie. Elle est libre. Comme ceux qui étaient à l'ambassade des Etats-Unis, comme justement le député Gamba, il est libre de ses mouvements. Il répondra devant la juridiction de son pays. D'autres encore qui sont retenus dans les ambassades de France ou des Etats-Unis sont inquiétés. J'ai un devoir, c'est de protéger tous les hommes de bonne volonté qui sont chez nous. Donc, je ne peux pas mettre en danger le vie de ces compatriotes. Concernant la mise à prix de la tête de Kolingba, il est vrai que j'avais dit que Kolingba doit être ramené vivant ou mort. Mais après tout je dis, la procédure sera engagée, il sera condamné, la loi sera appliquée. Donc, j'ai retiré cette mise à prix que j'avais faite.

L.M. : Alors que feriez-vous si demain, M. Kolingba, d'une manière ou d'une autre, venait vers vous en disant: "Excellence, je m'étais trompé, j'ai été induit en erreur et je demande pardon". Comment réagiriez-vous?


A.F.P. : L'acte a été consommé. Donc, ce n'est plus moi qui serais au premier rang. Je ne peux agir qu'avec mon droit de grâce. C'est tout. Bon maintenant, l'affaire est entre les mains de la justice. Je ne peux pas m'immiscer dans le mécanisme enclenché par ce coup d'Etat. Sinon ce serait de l'arbitraire. Or, j'ai tenu à ce que dans notre constitution, il y ait une nette séparation de pouvoirs entre l'exécutif, le législatif et le judiciaire, et j'y tiens particulièrement. Donc, aujourd'hui l'affaire est entre les mains de la justice. Je ne peux pas intervenir. Si Kolingba demande... beh il y en a qui ont demandé à rentrer. J'ai envoyé le dossier à la commission d'enquête! Qui va étudier, analyser. Mais comme je vous l'ai dit, mon problème, j'ai souffert de l'exil. Eh bien, si les compatriotes reconnaissent leurs fautes et qu'ils comparaissent devant la justice de leur pays, je verrai comment user de mon droit de grâce après le jugement. Et ce sera dans la légalité.

L.M.: Monsieur le président, il y a comme un sentiment d'insécurité actuellement dans la ville de Bangui particulièrement, et peut-être sur l'étendue du territoire centrafricain; et le fait qu'un commando ait pu infiltrer la résidence de l'ambassadeur de France pour "libérer" les gens qui s'y étaient réfugiés, renforce quelque peu ce sentiment. Ne redoutez-vous pas un remake de ce qui s'est passé le 28 mai? Autrement dit, comment comptez-vous rassurer la population centrafricaine par rapport à leur sécurité?


A.F.P. : Mais écoutez, je reviens encore pour vous dire qu'à l'ambassade de France, il y a des gendarmes GIGM français. Mais là, la commission va élucider tout ceci. Il y a des Français chargés de la protection de l'ambassade. Comment ça va se passer? Il n'y a que la commission, moi je ne vais pas, moi en tant que chef d'Etat pour le moment, chercher à savoir comment ça s'est passé! Il y a ce problème à ma connaissance. Le constat est fait, la commission est saisie de l'affaire. Elle mène ses enquêtes.
Concernant la sécurité, je crois que dans tous les pays africains, il y a des degrés d'insécurité! Mais pour la République centrafricaine et pour Bangui en particulier, je crois que ce serait exagéré de dire vraiment que l'insécurité est à tel point que les gens aient peur. Les gens vaquent à leurs occupations. On me demande de lever le couvre-feu; moi je dis non! Pour le moment je ne peux pas lever le couvre-feu. Je veux que le tribunal siège. Je verrai après. Je vais voir ce que je ferai ensuite. Mais là c'est des mesures préventives sur le plan militaire. Mais vous pouvez vaquer à vos occupations même jusqu'à minuit si le couvre-feu était levé. Donc, il ne faut pas non plus que les gens mal intentionnés brossent les choses pour créer la panique. En tout cas je crois que même à Douala, il y a cela (rires). En France vous avez suivi dernièrement l'assassinat du collaborateur d'un maire... Aux Etats-Unis n'en parlons plus. En Centrafrique je peux vous dire que c'est la notion de pauvreté qui est le mal qui nous ronge. Les seuls arriérés de salaires que nous avons suffisent à créer ces problèmes. C'est pourquoi vous voyez quand nous négocions avec le FMI et la Banque mondiale, et qu'un accord soit donné pour que la population, les travailleurs aient leur argent, à chaque fois on vient perturber ces arrangements. Donc, moi je rends responsable et ces tentatives de coup d'Etat ces braqueurs-là; mais je ne peux pas accepter qu'il y ait des braquages et des vols, mais tout s'arrangera quand nous aurons définitivement fini avec les institutions de Bretton Woods et que les fonctionnaires seront payés. Heureusement que cette fois-ci, les usines et les maisons commerciales n'ont pas été brûlées! Donc, c'est déjà un gain important. Pour nous maintenant, il s'agit de nous remettre résolument au travail, essayer de réduire le chômage, donner du travail aux jeunes. Nous allons créer un fonds pour la promotion de l'enfant et du jeune, de façon à faire que ce fonds serve de garantie à certaines opérations que nous pourrons faire au profit de l'enfant, au profit des jeunes, pour qu'ils aient du travail. Nous encourageons le secteur minier, le secteur rural, pour qu'il y ait des artisans organisés en coopérative au niveau des mines; des paysans organisés en coopérative en milieu rural pour qu'ils puissent faire de la production. C'est cela notre objectif. Est-ce que les choses pourront se faire encore? Ce sera difficile. Parce que nous sommes en train de prendre des mesures en vue de la réorganisation totale de notre armée et nous sommes sur la bonne voie.

L.M. : Nous voilà de plein pied dans le volet économique qui constitue le point suivant de notre entretien: quel regard posez-vous aujourd'hui, en tant que garant des intérêts économiques du peuple centrafricain, sur l'économie de votre pays? Nous savons que le pays accuse plus de 30 mois d'arriérés de salaire. Comment est-ce qu'on en est arrivé là et d'une manière générale, comment se porte l'économie de la R.C.A aujourd'hui?


A.F.P. : Les arriérés de salaires laissés par Kolingba et les arriérés que nous-mêmes, nous avons cumulés, sont pour nous un lourd handicap. Puisque Kolingba nous avait laissé des dettes énormes; j'avais demandé à mes compatriotes de serrer la ceinture pour que nous puissions honorer nos engagements en payant nos dettes. Comme je vous ai dit, je suis issu du syndicat. Mes compatriotes et moi, nous avons très bien compris et nous avons serré la ceinture. Nous avons payé les dettes du FMI/Banque mondiale entièrement. Et au moment où précisément nous étions en négociation, parce que le FMI/Banque mondiale a reconnu que nous avons fait beaucoup d'efforts et c'est pourquoi ils sont venus pour nous donner, si vous voulez de l'oxygène, c'est en ce moment, dis-je, que Kolingba et ses hommes ont commencé le désordre. En 1996/97, il y a eu 3 rebellions qu'on a qualifiées de mutineries, mais moi, j'avais dit qu'il s'agissait bel et bien de rébellion. En 1998, nous avons renégocié avec les institutions de Bretton Woods. Ils ont dit O.K.! mais c'est le décaissement qui tarde; vous savez, le mécanisme est trop long. L'Union européenne nous a suivis. La France aussi nous a fait des promesses, mais ne s'est pas dépêché; mais enfin, j'espère que çà va se faire. L'Union européenne est très active et nous épaule. Concernant le plan de développement de notre pays, je m'étais, au cours de mon premier mandat, fixé cinq priorités. La première, c'était d'abord l'élément de confiance. Il fallait que chaque Centrafricain ait confiance en lui, que les Centrafricains aient confiance en eux, et qu'ils aient confiance en leurs dirigeants; c'était la première des priorités. La 2ème, c'était l'assainissement des finances du pays. Et nous avons mené les actions précisément pour l'assainissement des finances publiques. Tout l'argent que Kolingba et ses hommes ont détourné se trouve dans des banques à l'extérieur, en Europe comme en Asie. J'avais demandé à l'assemblée de faire un audit. L'audit a été fait, le rapport m'a été donné. J'ai renvoyé l'affaire à la justice pour qu'elle puisse au moins récupérer tout cet argent. Alors il y a eu des pressions de toute part. J'ai dit: c'est la justice qui doit régler le problème et non moi. Et comme beaucoup de personnalités européennes étaient impliquées (rires)... Vous comprenez l'une des motivations de ce premier coup d'Etat. Mais nous avons tenu encore parce que j'ai dit qu'il n'y a rien à faire pour que nous récupérions au profit du peuple cet argent mis à l'extérieur. Alors voilà ce qui a fait le coup d'Etat. Donc, je vous donne l'une des raisons de ces 3 tentatives de coup d'Etat.

L.M. : Revenons aux priorités dont la deuxième était l'assainissement des finances publiques...


A.F.P. : Tout à fait. C'est pourquoi les finances publiques, l'une des actions était de retrouver donc ce que Kolingba a déjà détourné et mis dans des banques à l'extérieur. Et aussi la lutte contre les faux monnayeurs qui ont affaibli la banque centrale. Et c'est notre monnaie commune. Donc, voilà la deuxième priorité. La troisième priorité, c'était la santé. Parce que dans mon programme en tant qu'agronome, je voulais lancer l'agriculture et tout ce qui devait en découler. La quatrième priorité, c'était l'éducation. Parce que notre système d'éducation n'était plus adaptés à nos besoins. On était surtout branché sur le système français. Or quand j'ai été au Canada lors d'une visite privée, j'ai visité pas mal d'écoles canadiennes, j'ai vu que c'est ce pays qui a le système d'enseignement qui se rapproche de nous, et à mon arrivée à la magistrature suprême de l'Etat, j'avais organisé les états généraux de l'Education-formation-emploi.
Cinquième priorité: il fallait doter le pays d'une nouvelle constitution réellement démocratique, ce qui a été fait. Parce que dans cette constitution, nous avons fait non seulement la séparation des pouvoirs d'une manière verticale, mais aussi d'une manière horizontale en appliquant la technique de la décentralisation et de la régionalisation. Et au niveau judiciaire, nous avons décentralisé l'administration judiciaire afin que le justiciable soit le plus près possible de la justice pour éviter que les dossiers ne se cumulent, pour que les gens puissent quitter les provinces pour venir à Bangui. Donc la décentralisation au niveau du pouvoir judiciaire est, d'une manière aussi horizontale.
Pour le deuxième, il y avait quatre priorités:
1- conserver les acquis démocratiques du premier mandat;
2- mettre l'accent sur le désenclavement intérieur et le désenclavement extérieur. Parce qu'étant un pays sans littoral, nous ne pouvons pas négliger l'aspect des personnes et des biens. Donc, là-dessus l'Union européenne et le Japon nous suivent. Nous avons mis en place le projet de bitumage de la route entre la RCA et le Cameroun. Nous avons négocié avec le Soudan pour la construction en commun du chemin de fer Nyala Birao et Bangui. Sur le plan intérieur, nous avons entrepris des réfections des routes et des ponts, et la construction de nouveaux ponts de façon à drainer l'économie du pays et par conséquent, que nous puissions développer chaque région.
3- Les aménagements agro-fonciers. Ce qui veut dire que nous avons arrêté un programme de 1 million d'hectares à irriguer en 10 ans. En 10 ans pourquoi? Parce que nous sommes un pays très riche en eau, nous avons de très bonnes terres, nous avons le soleil toute l'année, nous ne sommes pas nombreux. Donc il faut faire le programme d'aménagement du Centrafrique en tenant compte de l'irrigation, et en neutralisant l'agriculture; vous savez, c'est moi qui ai lancé le programme de la motorisation agricole en Centrafrique quand j'étais inspecteur agricole et puis ministre de l'Education rurale. Donc il y a certains domaines que je maîtrise parfaitement. Donc je peux lancer le programme de motorisation agricole, pour le bonheur de nos paysans qui continuent à travailler avec la houe. C'est la troisième priorité du second mandat.
4- La transformation de nos produits en produits finis ou semi-finis, que ce soit dans le domaine agricole, ou dans le domaine minier. En Centrafrique, le sous-sol doit nourrir l'Homme. Parce que nous sommes un pays très riche au point de vue mines. Malheureusement, nos anciens maîtres n'ont pas fait la politique minière comme il le faut; c'est pourquoi aujourd'hui, je suis en train de faire des travaux de recherche à titre personnel. Il y a de très grosses sociétés minières qui commencent à venir pour investir dans le domaine minier. Il y a des Sud-africains, des Canadiens, des Israéliens; il y a des Français maintenant qui veulent déjà s'y intéresser aussi (rires). Il y a des Africains que j'encourage beaucoup à venir investir dans le domaine des mines également. Donc si vous voulez, au niveau des mines, nous avons deux secteurs: le secteur coopératif où nous sommes en train d'organiser les artisans miniers en coopératives, et avec pour objectif d'ici deux ans, de former 1000 coopératives pour les artisans miniers. Chaque coopérative est composée de 25 membres; toutes seront équipées grâce à une aide japonaise. Nous allons démarrer d'ici deux mois maximum ces coopératives minières. On en a déjà 67; d'ici la fin de l'année, elles seront au nombre de 200, et de 1000 dans 2 ans, ce qui nous fera déjà 25.000 membres. Le secteur c'est le secteur semi-industriel et industriel. Je vous disais tantôt qu'il y a de très grosses sociétés minières qui commencent à venir. On a signé pas mal d'accords et il y en a qui apportent déjà du matériel. Donc, le secteur minier va être développé et nous faisons de plus en plus appel à d'autres grosses sociétés minières. Nous sommes sur la très bonne voie. Et nous allons injecter dans l'agriculture les ressources de ce secteur. Parce que nous n'allons as toujours tendre la main au FMI/Banque mondiale. Il faut que nous ayions nous-mêmes nos ressources propres pour injecter dans l'agriculture et une agriculture modernisée, c'est-à-dire mécanique, irriguée. Voilà ce que je peux vous dire sur le développement futur de l'économie centrafricaine. Dans 5 ans, il y aura des progrès énormes qui vont se faire. Mais cela appelle la création de banques d'investissement, et c'est pour çà que l'accès au crédit est une nécessité absolue. Donc, s'il plaît à Dieu, d'ici la fin d'année, nous allons créer une banque d'investissement qui pourrait intervenir dans le secteur commercial pour la promotion des jeunes et des femmes, surtout les femmes, pour la promotion des artisans miniers, pour la promotion des agriculteurs, etc. Comme nous voulons qu'il y ait un flux commercial entre les pays côtiers et nous dans le cadre de la Cemac et dans le cadre de l'Union africaine, nous pensions à améliorer, d'une manière très sensible, nos ressources de façon quand-même à dépasser ce seuil de 1,5% qui est la part de l'Afrique dans le domaine international. C'est une honte! car on a tout!...

L.M. : On a tout c'est vrai... Etes-vous du même avis, monsieur le président, que ceux qui estiment que la monnaie constitue l'un des handicaps au développement de l'Afrique de la zone franc, et suggèrent de ce fait que le franc CFA soit remplacé par une monnaie commune aux pays de cette zone?


A.F.P. : Tout à l'heure, je vous disais que la place de l'Afrique dans le commerce internationale n'est que de 1,5%. Et pourtant, l'Afrique regorge d'immenses potentialités. Nous avons cette chance d'avoir une monnaie convertible sur la plan international, même s'il y a des inconvénients. Mais aujourd'hui, le CFA est accroché à l'Euro, ce qui veut dire que c'est un pas en avant important qui évite des soubresauts dans nos pays respectifs, surtout dans l'ancienne zone franc. Mais vous savez aussi que la question que vous avez posé revient avec vigueur. Parce qu'une monnaie ne se justifie que si elle se base sur les ressources naturelles du pays. Nous avons d'immenses potentialités mais qui ne sont pas encore exploitées. Quand elles le seront, quand ces richesses serons partagées entre les fils de la même zone, quand nous combattrons l'égoïsme et le chauvinisme nationaux, quand nous allons dégager les esprits vraiment de complémentarité et de solidarité vrais, alors nous pourrons avoir une monnaie à nous. Pas au niveau des micro-états parce que la loi Deferre nous a amené à avoir des micro-états, mais au niveau continental, maintenant que nous allons vers L'Union africaine. C'est pourquoi je suis un grand partisan de l'Union africaine parce que c'est le socle qui doit nous amener à mettre en exergue nos richesses. Et il faut combattre et combattre sans relâche l'égoïsme de nos chefs d'Etat. Nous devons combattre tout ce qui peut diviser, ouvrir les voies nouvelles pour cette intégration véritable. Parce que si cette intégration ne se fait pas, ce sera un pis-aller. C'est pour cela que la monnaie est une pièce maîtresse pour la consolidation de l'économie de nos pays. Que nous ayions ou non le courage d'aller vers cette monnaie africaine, les générations futures vont l'avoir et le feront. Mais nous, nous sommes là pour jeter les bases, amorcer les premiers pas que nos enfants, nos petits enfants pourront parachever. Mais après eux, il y aura d'autres programmes, d'autres problèmes à aborder. Donc notre génération c'est pour jeter des bases et des bases solides de ce que nos enfants continueront à faire.

(Le Messager)


Actualité Centrafrique - Dossier 7