Des incursions venues de la République centrafricaine inquiètent le gouvernement de N'Djamena - Le Tchad tourmenté par Kadhafi

Le Figaro du 24 août 2002 - N'Djamena, Pierre Prier, envoyé spécial - 
" Quand nous avons entendu les coups de sol-sol et de mortier, ça a été la débandade. Moi-même j'ai couru, bien que j'étais un peu malade. " Les cheveux grisonnants, l'air abattu, le plus âgé des dix prisonniers alignés dans la cour de la gendarmerie tchadienne conte dans les détails la lamentable expédition du 6 août dernier : une force d'environ 150 hommes venue de la République Centrafricaine a attaqué la ville frontière tchadienne de Sido. Elle a été repoussée sans ménagement.

On peut se demander ce qu'escomptaient les malheureux Centrafricains en se frottant à une armée aguerrie par près de trente ans de combats. Et à quoi pensait le président Ange-Félix Patassé, qui règne à peine sur sa capitale de Bangui, au milieu d'un pays voué à l'anarchie et aux bandits de grand chemin.

Certes, le chef du commando était un Tchadien : Abdoulaye Miskine, ancien compagnon de feu le rebelle tchadien du sud Laokin Bardé, s'est depuis replié au-delà de la frontière, où il a été accueilli par Patassé. " Miskine était devant, dans son véhicule, raconte le doyen des prisonniers. Nous, nous avons fait les 16 kilomètres à pied, parce que nos camions étaient tombés en panne. "

On ne sait pas ce qu'est devenu Miskine dans la bagarre. Mais on sait que la République Centrafricaine lui a donné le grade de colonel. Sur un agenda saisi par les Tchadiens figurent tous les numéros de téléphone de la présidence. Plusieurs captifs disent d'ailleurs appartenir à l'USP, la garde présidentielle centrafricaine. D'autres soldats capturés, parmi lesquels un blessé arborant une tache sanglante et couverte de mouches à l'épaule, et un grand jeune homme vêtu d'un tee-shirt proclamant " non à la violence ", se disent mercenaires, recrutés par Abdoulaye Miskine.

Que sont-ils venus faire dans cette galère ? " L'ordre était de montrer le drapeau ", dit l'homme aux cheveux gris.

Malgré son aspect folklorique, l'étrange équipée de la force Miskine préoccupe le gouvernement tchadien, qui aperçoit derrière les soldats de fortune la main de son tourmenteur, le colonel Kadhafi. Eternel recommencement : depuis son arrivée au pouvoir en 1969, le colonel n'a jamais vraiment renoncé à peser sur le destin de son voisin, immensité aux trois quarts désertique grande comme trois fois la France et peuplée au nord d'arabophones.

La passion de Kadhafi pour le Tchad l'a amené dans le passé à l'invasion pure et simple, et à plusieurs affrontements militaires avec l'autre protecteur du Tchad, l'ex-pouvoir colonial français. Le " dispositif Epervier ", présent au Tchad depuis 1986 avec 960 hommes, 5 Mirage F 1, des avions de transport et des hélicoptères, est un héritage de cette période chaude.

Kadhafi, pour sa part, a renoncé pour l'heure aux aventures militaires. Mais pas à exercer son influence au Tchad, en soutenant régulièrement diverses rébellions nordistes, quitte à jouer ensuite les conciliateurs.

Jusqu'ici, le Guide libyen manoeuvrait au nord. Il a désormais pris pied au sud, éveillant chez les dirigeants tchadiens la crainte d'une " prise en tenaille ". En avril dernier, une force libyenne est entrée en République Centrafricaine sous couvert du Sin-Sad, la communauté des Etats sahélos-sahariens, une création de Muammar Kadhafi. Les militaires étaient venus sur l'appel d'Ange-Félix Patassé, qui dénonçaient une tentative de putsch projetée, selon lui, par son chef d'état-major, le général Bozizé.

Cinq mois plus tard, les Libyens sont toujours là, servant de garde personnelle au chef de l'Etat centrafricain. Selon les Tchadiens, la protection libyenne permet à Patassé d'envoyer ses forces harceler le Tchad. Pour quelle raison ? Certes, Idriss Déby a accueilli le supposé putschiste comme réfugié politique. Mais les Tchadiens voient en Patassé un maillon faible qui n'a plus rien à refuser à son riche " grand frère " Kadhafi, auquel il est très lié depuis que le Guide l'avait accueilli en exil, dans les années 80.

Les Tchadiens adressent donc directement leur plainte à Muammar Kadhafi. Celui-ci a d'ailleurs envoyé un messager quelques jours après l'assaut. Le 10 août dernier, une limousine Volvo noire version allongée, dépourvue de plaques d'immatriculation, dépose au palais présidentiel de N'Djamena Mohammed al-Madani, qui s'entretient avec Idriss Déby pendant une heure. D'après le président tchadien, qui donne une interview au Figaro immédiatement après, la Libye a été sommée de prouver sa bonne volonté. Le torchon brûle désormais en public entre le Tchad et la Libye. Les récentes tribulations libyennes au nord du Tchad n'arrangent pas les choses. Dans les montagnes arides et inviolables du Tibesti, accusent les Tchadiens, Kadhafi est repassé à l'offensive en donnant un sérieux coup de pouce pour faire échouer le processus de paix.

La réconciliation semblait pourtant bien partie. Le 7 janvier dernier, l'ex-ministre de la Défense Youssouf Togoïmi avait signé un accord mettant fin à une sanglante guerre des montagnes qui durait depuis plus de trois ans, depuis que le ministre avait pris le maquis au nom de la démocratie et de la transparence. Guerre pendant laquelle Kadhafi avait modulé son aide logistique à Togoïmi au gré de ses relations en dents de scie avec le président tchadien.

Aujourd'hui, la négociation est suspendue, et Muammar Kadhafi n'y est pas étranger. Il y a quelques semaines, Adoum Togoï, le vice-président du mouvement officiellement chargé des négociations, est arrêté par des hommes de Togoïmi. Depuis, on est sans nouvelles. Dans le même temps, Kadhafi renvoie Togoïmi sur le terrain, le faisant déposer en avion dans ses montagnes par un avion. Le colonel retenait depuis plusieurs mois à Tripoli le chef rebelle. Celui-ci mettait en avant des exigences maximalistes, demandant par exemple le poste de premier ministre. Les négociations sont aujourd'hui au point mort. Sous l'oeil d'un nouveau gouvernement français qui hésite sur la conduite à tenir, entre un Kadhafi de nouveau en cour auprès de la communauté internationale et un Tchad, position stratégique aux confins du monde arabe et de l'Afrique centrale, que la France rechigne à abandonner. Le nouveau gouvernement Chirac arrive à l'issue d'une période glaciaire avec Idriss Déby, qu'elle avait pourtant contribué à mettre en place en 1990 : en quelques années, le président du Tchad a renvoyé l'attaché défense français, l'équipe de la DGSE présente à N'Djamena, et enfin, il y a deux ans, l'ambassadeur de France à N'Djamena. Ce dernier, qui ne cachait pas son opposition au régime, avait fait déborder la coupe en annonçant lui-même le retrait d'Elf du projet pétrolier tchadien. Les motifs de brouille étaient multiples : relations discrètes entre le rebelle Togoïmi et certains militaires français, refus du dispositif Epervier de prêter ses avions de transport pour amener des troupes au nord. Déby répondit en demandant aux chasseurs français de s'exiler au bout du pays. Le président tchadien n'était pas loin de soupçonner l'armée française de " voter " Togoïmi. Les politiques ne furent pas en reste : il y a un an le délégué national à l'Afrique et aux relations internationales Guy Labertit demande publiquement le départ des forces françaises du Tchad et dénonce des " fraudes massives " dans l'élection présidentielle. Aujourd'hui, la glace semble s'être un peu réchauffée. Les militaires français sont passés au mode " paix froide " avec le Tchad, selon le mot d'un connaisseur du dossier. Le gouvernement, lui, est revenu à la position " neutre ". En surveillant du coin de l'oeil les nouvelles aventures du Guide libyen.


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