Aristide, le prêtre-président des espoirs perdus - le départ

PORT-AU-PRINCE (Reuters), dimanche 29 février 2004, 13h45  - D'abord fêté comme un champion de la démocratie dans un pays meurtri par les dictatures, le président haïtien Jean-Bertrand Aristide, qui a quitté son pays ce week-end, a renoncé au pouvoir après un soulèvement armé dont certains voyaient la cause en lui seul.

Cet ancien prêtre catholique de 50 ans était devenu le héros des masses pauvres d'Haïti en dénonçant l'oppression dans ses sermons inspirés de la "théologie de la libération", avant d'accéder à la présidence en 1991 lors des premières élections démocratiques du pays, après 29 ans de dictature des Duvalier.

Mais l'immense espoir qu'avait soulevé le charismatique "Titid" en promettant d'instaurer la justice économique l'a vite dépassé. Sa popularité a décliné sur fond de misère chronique et, selon ses adversaires, sous l'effet des méthodes de "voyou" qu'il employait pour se maintenir au pouvoir.

Rétabli au pouvoir par les Etats-Unis en 1994, trois ans après en avoir été chassé par un putsch militaire, Aristide s'est retrouvé cette année à la case zéro.

"Si Aristide est coincé, c'est en grande partie de son fait. Quand on traite avec des voyous, on se comporte comme eux", estimait récemment Robert Fatton, professeur de sciences politiques à l'université de Virginie, après la prise de la ville des Gonaïves le 5 février par des rebelles que dominait un gang armé qui s'était retourné contre le président après l'avoir soutenu.

 

POPULISME

La rébellion a éclaté après un face-à-face de trois ans entre Aristide et ses opposants, provoqué par les élections législatives entachées d'irrégularités de mai 2000. Ce blocage politique a coûté des milliards de dollars d'aide extérieure au pays le plus pauvre des Amériques, dont la plupart des huit millions d'habitants vivent avec moins d'un dollar par jour.

Aristide présentait ses opposants comme les membres d'une élite métisse avide de retrouver sa domination politique sur la majorité noire de ce pays des Caraïbes qui rejeta l'esclavage et devint la première république noire indépendante en s'affranchissant de la tutelle française en 1804.

Résolu à terminer un second mandat présidentiel qui expirait en 2006, Aristide jouissait encore d'une "base" populaire, et ses ennemis politiques eux-mêmes estim(ai)ent qu'aucune figure de l'opposition n'était à même de le battre lors d'une élection.

Mais pour bien des observateurs, il a gaspillé sa popularité et perdu sa crédibilité en traitant par le mépris une opposition politique légitime.

Selon Robert Rotberg, spécialiste d'Haïti à l'université d'Harvard, Aristide a débuté avec des idées saines mais s'est laissé corrompre par le pouvoir comme ses prédécesseurs.

"Quand on commence en sauveur, on croit savoir tout faire", note Rotberg qui, dans un article, jugeait le gouvernement d'Aristide "empêtré dans la corruption, submergé par le trafic de drogue et complice de la stagnation économique".

 

VICTOIRE ET EXIL

Né le 15 juillet 1953 à Port-Salut, dans le sud du pays, Aristide étudie la théologie et la psychologie en Haïti, en République dominicaine, en Israël, en Egypte, au Canada, en Grande-Bretagne et en Grèce. Il parle six langues et en lit huit.

Ordonné prêtre en 1983, il se fait connaître en dénonçant la dictature de Jean-Claude "Baby Doc" Duvalier, fils et successeur de François "Papa Doc" Duvalier, puis les régimes militaires qui s'installent après la fuite de "Baby Doc" en 1986.

Aristide acquiert une aura exceptionnelle en échappant à une série d'assassinats qui culmine le 11 septembre 1988 avec le massacre d'un groupe de ses fidèles par un commando néo-duvaliériste armé de revolvers, de piques et de machettes.

Aristide triomphe en 1990 lors des premières élections démocratiques d'Haïti, mais il est contraint de quitter le pays en septembre 1991, sept mois après son investiture. Il passe trois ans en exil, au Venezuela puis aux Etats-Unis.

Revenu au pouvoir grâce à une intervention militaire sous commandement américain en 1994, il démantèle l'armée et entreprend de réformer la police. Il s'efface en 1996, remplacé par le président René Préval, mais conserve une forte influence dans l'entourage de ce représentant du Parti Lavalas au pouvoir.

Aristide obtient un second mandat présidentiel en novembre 2000, mais la plus grande partie de l'opposition a boycotté le scrutin pour protester contre des irrégularités aux législatives organisées plus tôt dans l'année. Ses opposants et lui iront de désaccord en désaccord sur la tenue de nouvelles élections et la mise en oeuvre de réformes démocratiques.

Ses critiques déplorent aujourd'hui une décennie d'espoirs perdus. Pour Lawrence Pezzullo, ancien émissaire de Washington en Haïti, Aristide était un "dirigeant populiste né" mais sans aucune qualité d'administrateur.

"Et un populiste sans vrai programme devient un démagogue. C'est ce qui l'a perdu. Il a cessé d'être en phase avec le peuple haïtien et l'opposition politique (...) par des élections frauduleuses, par l'intimidation et les promesses non tenues."


Aristide a quitté Haïti, selon des sources diplomatiques

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PORT-AU-PRINCE (AFP), dimanche 29 février 2004, 14h01 - Le président haïtien Jean Bertrand Aristide a quitté tôt dimanche matin Haïti pour une destination inconnue, selon des sources diplomatiques.

M. Aristide, confronté à une insurrection armée et à une pression internationale, serait parti pour la République dominicaine mais ce ne serait pas la destination finale, a indiqué une source.

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Jean Bertrand Aristide pourrait aussi, selon d'autres informations, se rendre au Maroc, à Taïwan, au Panama ou en Afrique du Sud.

Washington avait auparavant directement accusé le président haïtien Jean Bertrand Aristide, déjà très isolé sur la scène internationale, de porter une grave responsabilité dans la crise que traverse son pays, contrôlé pour moitié par des insurgés armés qui ont promis d'attaquer Port-au-Prince.

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La Maison-Blanche, dans un long communiqué publié samedi soir, a demandé aux partisans de Jean Bertrand Aristide comme aux rebelles de cesser les violences. Les insurgés ont affirmé de leur côté qu'ils quitteraient lundi Cap-Haïtien, la deuxième ville de l'île, dans le nord, pour marcher sur Saint-Marc, dans l'ouest, et sur la capitale Port-au-Prince.

"Il faut empêcher Aristide de continuer à tuer", "l'objectif reste Port-au-Prince", a déclaré Winter Etienne, le responsable politique du Front de Résistance Nationale. Il a expliqué que les insurgés allaient "organiser" Cap-Haïtien et y mettre une place une autorité civile et militaire, avant de quitter cette ville de 700.000 habitants.

Samedi matin, Jean Bertrand Aristide avait réaffirmé sa détermination à rester au pouvoir, ignorant les appels des Etats-Unis, de la France et du Canada qui lui ont demandé d'envisager une démission. "Pas question de partir", a lancé le président sur la télévision d'Etat, appelant ses partisans au calme.

Samedi, les pillages se sont poursuivis dans l'enceinte portuaire de la capitale Port-au-Prince. Des centaines de pillards, pour beaucoup armés, s'emparaient de tout ce qu'ils pouvaient emporter.

Mais un calme précaire régnait dans le reste de la ville, où les barricades érigées par les militants ont été abandonnées, l'appel au calme du président Aristide semblant avoir été entendu.

La Maison Blanche, dans son communiqué, a accusé "des bandes armées et dirigées par le président Aristide" d'avoir ces derniers jours "pillé des biens et attaqué des personnes" dans la capitale.

"M. Aristide doit donner l'ordre à ses partisans de cesser ces actes de violence. Les forces rebelles qui s'approchent de Port-au-Prince doivent cesser leurs actes de violence pour permettre une solution politique", ajoutait l'appel de Washington.

Selon la Maison Blanche, "cette crise en gestation depuis longtemps est largement de la responsabilité de M. Aristide". Etant donné l'évolution de la situation, la Maison Blanche à une nouvelle fois remis en question la "capacité" du président à continuer à gouverner. "Nous le pressons instamment d'examiner sa position avec attention, d'accepter ses responsabilités et d'agir dans les meilleurs intérêts du peuple haïtien", soulignait le texte.

Quelques heures plus tôt, environ 2.000 partisans du président Aristide avaient manifesté autour de l'ambassade américaine à Port-au-Prince, brandissant des portraits de leur dirigeant sous l'oeil d'un détachement de Marines américains.

Le secrétaire général de l'Organisation des Etats Américains (OEA), Cesar Gaviria, a de son côté réclamé samedi une trêve "comme premier pas vers un processus démocratique prenant en compte l'intérêt de tous".

Vendredi soir, le secrétaire général de l'ONU, Kofi Annan, avait demandé à tous les Haïtiens "d'éviter la violence et de résoudre leurs différends par des moyens pacifiques".

Vendredi, la ville avait été le théâtre de scènes d'anarchie, pillages et violences, notamment de la part des "chimères", les partisans armés du pouvoir issus des bidonvilles.

La nuit suivante a été plus calme, mais plusieurs tirs sporadiques ont été entendus et la station de radio indépendante, Radio Vision 2000, visée par des tirs, a été contrainte de suspendre ses émissions.

Huit corps au moins ont été vus abandonnés dans différents endroits de la ville, dont l'un devant le principal hôpital.

Samedi, deux religieuses et un prêtre français ont été évacués d'un orphelinat qu'ils dirigeaient près de Port-au-Prince, après avoir été menacés de mort, et espéraient pouvoir quitter le pays.

Le gouvernement canadien a envoyé samedi trois avions militaires en Haïti pour rapatrier ses ressortissants, bloqués du fait de la suspension des liaisons aériennes commerciales.

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