Textes des intervenants au Grand Forum "L'esclavage, la France, les abolitions, les enjeux" qui se déroulera les 31 mars, 1er et 22 avril 2006. Centre Georges Pompidou, Paris (France)

 

 

 

Les troubles de la mémoire. Des défis pour la République

 

Pour la première fois en France, traite négrière et esclavage font la une des journaux, sont débattus dans les médias et suscitent des controverses. Une question s’impose : pourquoi le débat public est-il si tardif ? Je proposerai une analyse des enjeux actuels autour de la mémoire de la traite négrière, de l’esclavage et de leurs abolitions, des explications et des noms donnés à ce retard (amnésie, occultation, mémoire sélective, volonté d’oubli), et des réponses proposées pour combler ce retard. Au-delà de cette analyse, je reviendrai sur les problèmes conceptuels et pratiques posés par l’étude de la traite négrière et de l’esclavage qui influencent la manière dont se tient le débat mais aussi la recherche sur ces thèmes, et de suggérer des actions et des pistes de recherche.

 

Pour analyser ces enjeux de la mémoire et de sa traduction dans l¹espace public et dans le récit national, il faut aborder plusieurs aspects qui se recoupent mais ne se réduisent pas les uns aux autres. Il convient de s’interroger sur la manière dont s’est construite la mémoire de la traite négrière et de l’esclavage dans les colonies françaises. Comment s’est-elle transmise ? Qui l’a transmise ? Qui dit la détenir ? Quels sont les « noms » convoqués pour invoquer cette mémoire ? Sur quelles représentations s’appuient-elles ? Quel est vocabulaire utilisé pour faire appel à cette mémoire ? Quels problèmes conceptuels et pratiques sont mis en lumière par ce débat ? Pourquoi et comment s’est-il engagé ? Quelles sont les réponses qui ont été apportées aux questions soulevées plus haut ? Pourquoi et comment la « mémoire » plutôt que l’histoire  a été investie d’une telle importance ? Pourquoi en France, ce sont la traite et l’abolition mais très marginalement l’esclavage qui ont été l’objet de remémorations ?

 

Ces aspects : unicité et multiplicité de la  mémoire, formes de la lutte contre l’oubli, mémoire et politique, instrumentalisation, ethnicisation et manipulation de la mémoire de la traite négrière et de l’esclavage, intensité de l’expression mémorielle exigent un travail de réflexion minutieux qui prenne en compte les différentes historicités, les territorialisations des mémoires et des enjeux, et le rôle iconique joué par la destruction des Juifs d¹Europe dans toute convocation de la mémoire aujourd¹hui.

Françoise Verges

 

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Les deux abolitions et leurs ambiguïtés.

Quelles traces aujourd’hui dans les représentations et les inégalités

 

 

LOI DITE « LOI TAUBIRA »


Christiane Taubira a donné son nom à la loi française adoptée  le 10 mai 2001 qui reconnaît comme crimes contre l’humanité, la traite négrière transatlantique et l’esclavage qui en a résulté.


Article 1er

La République française reconnaît que la traite négrière transatlantique ainsi que la traite dans l'océan Indien d'une part, et l'esclavage d'autre part, perpétrés à partir du 15e  siècle, aux Amériques et aux Caraïbes, dans l'océan Indien et en Europe contre les populations africaines, amérindiennes, malgaches et indiennes constituent un crime contre l'humanité.


Article 2

Les programmes scolaires et les programmes de recherche en histoire et en sciences humaines accorderont à la traite négrière et à l'esclavage la place conséquente qu'ils méritent. La coopération qui permettra de mettre en articulation les archives écrites disponibles en Europe avec les sources orales et les connaissances archéologiques accumulées en Afrique, dans les Amériques, aux Caraïbes et dans tous les autres territoires ayant connu l'esclavage sera encouragée et favorisée.

Article 3

Une requête en reconnaissance de la traite négrière transatlantique ainsi que de la traite dans l'océan Indien et de l'esclavage comme crime contre l'humanité sera introduite auprès du Conseil de l'Europe, des organisations internationales et de l'Organisation des Nations unies. Cette requête visera également la recherche d'une date commune au plan international pour commémorer l'abolition de la traite négrière et de l'esclavage, sans préjudice des dates commémoratives propres à chacun des départements d'outre-mer.


Article 4

Le dernier alinéa de l'article unique de la loi n° 83-550 du 30 juin 1983 relative à la commémoration de l'abolition de l'esclavage est remplacé par trois alinéas ainsi rédigés :


« Un décret fixe la date de la commémoration pour chacune des collectivités territoriales visées ci-dessus.


« En France métropolitaine, la date de la commémoration annuelle de l'abolition de l'esclavage est fixée par le Gouvernement après la consultation la plus large. »

« Il est instauré un comité de personnalités qualifiées, parmi lesquelles des représentants d'associations défendant la mémoire des esclaves, chargé de proposer, sur l'ensemble du territoire national, des lieux et des actions qui garantissent la pérennité de la mémoire de ce crime à travers les générations. La composition, les compétences et les missions de ce comité sont définies par un décret en Conseil d'Etat pris dans un délai de six mois après la publication de la loi n° du tendant à la reconnaissance de la traite et de l'esclavage en tant que crime contre l'humanité. »

Article 5

A l'article 48-1 de la loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse, après les mots : « par ses statuts, de », sont insérés les mots : « défendre la mémoire des esclaves et l'honneur de leurs descendants, ».


Délibéré en séance publique, à Paris, le 10 mai 2001

 

 

 

Esclavage et violence

 

 

Notre communication ne portera pas sur la violence répressive collective, allant parfois jusqu’au massacre, qui s’est manifestée lors des grandes  révoltes d’esclaves, notamment lors du rétablissement de l’esclavage à la Guadeloupe en 1802.

 

Nous tenterons plutôt ici de cerner les caractéristiques de la violence esclavagiste telle qu’elle s’exerça au quotidien, dans l’éclat des supplices judiciaires publics mais le plus souvent dans le relatif secret des « habitations ».      

 

L’article 42 de l’édit de 1685 (connu sous la dénomination de Code Noir) autorisait les maîtres à faire enchaîner leurs esclaves et à les faire battre de verges et de cordes, leur défendant cependant de leur donner la torture ni de procéder à aucune mutilation de membres. Ainsi la législation esclavagiste autorisait-elle la violence privée, tout en prétendant la limiter.

 

Les délits et crimes commis par les esclaves (vols, violences aux personnes y compris aux autres esclaves et même marronnage), relevaient donc en principe de la justice des tribunaux – tribunaux de première instance ou conseil souverain en appel. La violence judiciaire exercée à l’encontre de l’esclave ne semble d’ailleurs pas, à première vue, différer de celle exercée dans la métropole : question préparatoire ou préalable, ordinaire ou extraordinaire; fouet, carcan et marque pour les délits mineurs, mutilations, amende honorable prononcée avant l’exécution par le condamné, pendaison, décapitation à la hache, supplice de la roue, du bûcher, corps jetés à la voirie, têtes et membres exposés sur les chemins. Elle en s’en distingue cependant de deux façons : la première est la spécificité des délits (tels le marronnage ou l’usage de la violence à l’égard d’individus libres) ; la seconde est la forte résistance coloniale à renoncer à ce que M. Foucault a désigné comme « l’éclat des supplices », à accepter la substitution de la « douceur des peines » – c’est-à-dire l’emprisonnement – aux peines corporelles.

 

Les colons marquèrent d’ailleurs toujours la plus grande défiance envers l’intermédiation de la puissance publique entre esclaves et maîtres, la jugeant préjudiciable au maintien du pouvoir dominical. Ils se firent le plus souvent tout à la fois les juges et les bourreaux de leurs esclaves.

 

La violence privée s’inscrit cependant, dans le système esclavagiste, dans deux cadres distincts : le cadre de la légalité ou celui de l’illégalité.

 

La violence légale prend, selon nous, deux formes. La première est la violence-stimulation employée pendant le travail dans le but augmenter la productivité. Elle ne s’exerce que sur certaines catégories d’esclaves, les assimilant à de véritables bêtes de somme : esclaves agricoles (dits nègres « de houe », « de jardin » ou « de terre », canotiers ramant sous le coups du « patron » de l’embarcation, etc). La seconde est la violence-châtiment, susceptible de concerner, à un moment ou à un autre, toutes les catégories d’esclaves (les plus « privilégiées » comprises) : elle prend le plus souvent la forme du trois ou quatre-piquets (supplice du fouet infligé à l’esclave attaché sur le sol à des piquets), du port de fers, de l’enfermement au cachot.

 

Une violence illégale, violence-passion pouvant aller jusqu’à l’extrême cruauté et le meurtre, fut cependant constamment tolérée par le système. Dénoncée par les colons comme un « abus », un « excès », elle jouit pourtant, jusqu’à la fin de la société esclavagiste, d’une impunité quasi-totale, les planteurs – et les administrateurs eux-mêmes – estimant que toute sanction publique d’un « mauvais maître » était propre à ébranler le système.

Au-delà de la collusion entre le pouvoir public et le pouvoir dominical on assiste au reste à une véritable confusion des pouvoirs puisque le maître qui le souhaite peut obtenir, sans jugement, que la peine du fouet soit infligée à son esclave à la geôle publique, qu’il y soit temporairement emprisonné, qu’il soit mis « à la chaîne » (sorte de travaux forcés) ou même qu’il soit déporté par les soins de l’administration dans une colonie étrangère.

 

Dans la société esclavagiste le « bon maître » est, en fin de compte, celui qui sait se montrer « modéré » et « juste » dans l’emploi d’une violence nécessaire pour contraindre des hommes paresseux par nature au travail. Celui qui refuse la violence n’est qu’un « gâte-nègres », un faible qui finira nécessairement victime de bontés mal entendues.

 

En 1843 V. Schœlcher observait que c’était « une chose digne de fixer l’ attention de la France, que l’incapacité de distinguer le bien du mal où le régime des colonies [jetait] les propriétaires d’esclaves et leurs familiers ». Cent vingt ans avant Hannah Arendt, il avait été saisi par ce que cette dernière désignait comme « la terrible, l’indicible, l’impensable banalité du mal. »

Caroline OUDIN-BASTIDE

Docteur en histoire et civilisation de l’EHESS.

Membre du CRPLC

 

 

 

Abolitions de l'esclavage : entre mythes et réalités

 

Depuis le début du XVIe siècle, traite négrière et esclavage entraînèrent la résistance multiple et incessante des esclaves aux Caraïbes-Amériques. A la fin du XVIIIe siècle, les mouvements abolitionnistes occidentaux se développèrent. Cette communication envisage les principaux aspects de ces refus de l'esclavage en évoquant également les servitudes contemporaines, afin de mesurer chaque phénomène et d'éviter les amalgames.

Nelly Schmidt

Directrice de recherche au CNRS

 

 

 

En finir avec une histoire occultée : les libérateurs de l’Amérique latine étaient antillais !

 

1848. la deuxième République décrète l'abolition de l’esclavage. Or, bien avant Victor Schoelcher, les descendants d’africains aux Amériques avaient déjà brisé leur chaînes. Cette libération ne s’est pas faite en un jour, mais sur plusieurs siècles, par un jeu d’alliances subtiles dans des contextes géopolitiques changeants. Nous montrerons ainsi comment les nègres furent utilisés comme troupe auxiliaires par les colons tout en les manipulant à leur tour, des guerres européennes déplacées dans le nouveau monde, aux révolutions américaines, française et haïtienne, jusqu’aux indépendances de l’Amérique latine avec les « créoles ». Et ceux qui furent parmi les plus opprimés, tels les esclaves de la grande plantation aux Antilles, se retrouvèrent aux avant postes dans ce long processus d’émancipation du Nouveau Monde !

Nicolas Rey

 

 

 

Colonisation, esclavage et liberté

 

Dans les colonies françaises des Caraïbes (Guadeloupe, Guyane, Martinique), le système esclavagiste se développe dans le sillage du système colonial du XVIIe au XIXe siècle. Après l'abolition de l'esclavage en 1848, la colonisation se fonde sur de nouvelles bases. L'exportation du sucre produit par les grandes usines centrales s'effectue dans le cadre des décrets du 27 avril 1848. Or, les propriétaires-producteurs - les anciens maîtres esclavagistes - contrôlent le marché du travail. Les travailleurs libres n'ont pas l'intention de se soumettre et de dépendre sans résister, aux conditions des producteurs capitalistes. L'administration coloniale devient l'arbitre des tensions sociales. Quel jeu joue-t-elle? Comment se coord onnent colonisation et liberté ?

Oruno Denis LARA

Directeur du CERCAM - Centre de Recherches Caraïbes-Amériques

 

 

 

L'esclavage dans l'imaginaire colonial

 

L'iconographie liée à l'esclavage est porteuse d'un discours récurrent quant à la place accordée aux esclaves au sein de la société. Cette mise en scène surtout postérieure s'inscrit dans le mouvement concomitant de la naissance des sciences anthropologiques et ethnologiques qui établissent une hiérarchie raciale de l'humanité. Or, dans l'imagerie de l'époque coloniale des XIXe et XXe siècle, la sémantique iconique "inverse" les rôles en montrant le colonisateur tel un libérateur. Car c'est bien la figure du colonisateur - qu'il soit explorateur ou militaire - libérant de l'esclavage les lointaines contrées dont il prend possession qui s'impose. Ainsi, la conquête coloniale s'assimile dans les images et au-delà dans les imaginaires à une victoire de la liberté sur l'oppression, des Lumières sur les ténèbres.

Sandrine Lemaire

 

Histoire et Société - sangonet