SOIXANTE CARTES SUR LE SITE DU " MONDE DIPLOMATIQUE " - Regards politiques sur les territoires

 

" Le Monde diplomatique " met en ligne sa collection cartographique. Des questions transversales (pauvreté, conflits, organisations internationales, criminalité financière...) aux analyses régionales, un ensemble de documents visuels qui combinent les données économiques, démographiques et politiques essentielles. (http://www.monde-diplomatique.fr/cartes/)

" La cartographie vit de cette sorte d'ambiguïté qui la situe à la confluence de la science exacte et de l'art. " - Jean-Claude Groshens

La carte, représentation en minuscule d'immenses territoires, est une image tronquée de la réalité, une sorte de mensonge par omission. La représentation symbolique exige le sacrifice d'une partie de l'information : tout ce qui se passe sur des centaines de milliers de kilomètres carrés ne peut tenir sur une petite feuille de papier. Le créateur de la carte fait un choix théoriquement raisonné des éléments qu'il veut représenter. En présence des données, il doit synthétiser, simplifier, renoncer. Sa carte finale est un document filtré ; il l'a censurée d'éléments parfois importants, mais le plus souvent jugés secondaires ou inutiles ; il l'a simplifiée pour la rendre lisible ; il y a imprimé sa manière de concevoir le monde et sa sensibilité.

La carte peut ainsi faire l'objet de toutes sortes de manipulations, des plus grossières aux plus discrètes. Elle est éminemment politique, et considérée comme un efficace outil de propagande par le pouvoir. Prenons quelques exemples dans le monde arabe. M. Saddam Hussein, au lendemain de l'invasion du Koweït par ses troupes en août 1990, apparaît à la télévision avec la nouvelle carte officielle de l'Irak intégrant le Koweït - qu'il présente alors comme sa nouvelle province. La géographie, prétend-il, lui donne raison : le Koweït, situé au débouché du Tigre et de l'Euphrate, fait " naturellement " partie de l'Irak... Pour sa part, Rabat a pendant longtemps censuré toutes les publications dans lesquelles les cartes distinguaient le Maroc du Sahara ex-espagnol. Un trait, même tireté, entre les deux territoires, et la diffusion était interdite. Dans les pays du monde arabe, la simple représentation ou mention du nom d'Israël sur une carte équivalait à l'interdiction pure et simple de la publication. Soit on remplaçait le mot Israël par celui de Palestine et Israël disparaissait de l'index, soit on plaçait judicieusement un graphique en lieu et place du pays. La question était à ce point sensible que les services commerciaux des éditeurs scolaires français intervenaient directement auprès des responsables de collection pour imposer une représentation acceptable du Maroc et du Proche-Orient, et éviter ainsi de perdre d'importants marchés dans les pays francophones d'Afrique du Nord.

La représentation des frontières politiques est un exercice périlleux. On aurait tort de penser qu'il existe des représentations " officielles " du découpage politique du monde. Même les divisions cartographiques des diverses agences des Nations unies prennent toujours le soin d'indiquer sur les cartes que la représentation des frontières est symbolique, et ne relève pas de leur responsabilité... Pour ménager les susceptibilités, la Banque mondiale a récemment " déconseillé " à son service cartographique de produire des cartes de la Péninsule indienne qui mettraient trop précisément en évidence la région du Cachemire... Entre les différentes visions nationales et internationales, le cartographe n'a que l'embarras du choix. La Chine vue par la Chine ne se superpose pas à la Chine vue par l'Inde.

Mais la cartographie n'est pas seulement la représentation de frontières : elle est aussi une image qui montre les rapports de l'être humain au territoire. La carte permet, d'un seul coup d'oeil, d'appréhender la logique d'organisation et d'occupation de l'espace, l'étendue et les conséquences des conflits. Seule la carte des Grands Lacs dressée fin 1994 à la suite du génocide rwandais permettait de réaliser que les populations effrayées avaient parcouru des centaines de kilomètres dans la brousse avant d'être accueillies dans les camps de réfugiés. La dimension historique complète aussi nos savoirs : on ne peut comprendre les questions africaines sans relire les cartes de la colonisation. On ne comprend la répartition actuelle des grandes familles ethnolinguistiques qu'avec les cartes des anciens grands empires.

Cette double approche, géographique et historique, affine notre connaissance des grands problèmes contemporains. Elle nous permet sans doute de nous tromper un peu moins lorsque nous tentons d'en trouver la signification. La carte nous invite à visualiser, avec la distance nécessaire, les évolutions territoriales, économiques et politiques. Elle dresse le décor et positionne les acteurs, nous aide ainsi à poser les questions - plus qu'elle nous donne les solutions. Elle nous invite à beaucoup de retenue dans nos analyses, les liens entre les phénomènes cartographiés étant souvent incertains. La carte publiée est avant tout un message complexe et subjectif qu'un auteur offre à ses lecteurs. A nous d'en proposer une lecture lucide et critique.

 

PHILIPPE REKACEWICZ.
Philippe.Rekacewicz@Monde-diplomatique.fr

 

Date: Fri, 26 May 2000 12:58:07 +0200
Subject: Cartographie : regards politiques sur les territoires From: Le Monde diplomatique <info-diplo@monde-diplomatique.fr> To: "info-diplo" <info-diplo@london.monde-diplomatique.fr> Sender: <info-diplo@london.monde-diplomatique.fr>

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