La propriété des auteurs : un droit pour des voleurs ?

En réponse à l'article de Joost Smiers « La propriété intellectuelle, c'est le vol ! » (Le Monde diplomatique, octobre 2001), un groupe de professeurs d'université, Séverine Dusollier, Ysolde Gendreau, Daniel Gervais, Jane Ginsburg, Frank Gotzen, André Lucas, Antoon Quaedvlieg, Pierre Sirinelli et Alain Strowel, nous a adressé ce texte :

 

Le Monde diplomatique publiait en octobre 2001 un article signé par Joost Smiers au titre provocateur : « La propriété intellectuelle, c'est le vol ! », un titre qui paraphrase la célèbre formule de Proudhon, prenant pour cible à la fin du XIXème siècle les propriétaires fonciers. Aujourd'hui, c'est la propriété intellectuelle, et tout spécialement le droit d'auteur, qui est largement remis en cause par des intellectuels , et notamment au sein du mouvement anti-mondialisation - qu'il suffise de consulter le programme du dernier sommet alter-mondiste de Porto Alegre.

Pourquoi un sujet a priori austère trouve-t-il sa place dans les médias et les débats du jour ?

Sans doute, parce que derrière le droit d'auteur, certains ne voient plus que les grands groupes de communication, qui incarnent la mondialisation tant décriée par ailleurs.

De fait, les critiques mettent souvent en cause la restriction de l'accès à l'information et la monopolisation de la culture qui est actuellement menée sous le couvert et à l'aide du droit d'auteur , alors qu'autrefois le droit d'auteur aurait revêtu toutes les qualités (ainsi l'auteur de « La propriété intellectuelle, c'est le vol ! » semble regretter « le concept, autrefois favorable de droits d'auteur… »). Considérée auparavant, et parfois de manière un peu naïve, comme la plus sainte des propriétés, celle de l'intelligence et du génie, la propriété littéraire se mue en outil et symbole du pouvoir des grandes entreprises, les « corporations » des temps modernes.

Ce revirement dans la vision du droit d'auteur est-il bien justifié ? Est-il vrai que le droit d'auteur ne sert plus que les intérêts des (grandes) entreprises ?

Les arguments juridiques n'ont pas, ou très peu, de place dans ces contributions massivement critiques. Si certaines finesses des distinctions juridiques ne sont certes pas pertinentes pour le débat de fond sur le droit d'auteur, en revanche, il est utile de rappeler certains principes qui fondent cette institution juridique, et c'est ce que nous voudrions faire.

Le droit d'auteur, contrairement à d'autres droits intellectuels, ne naît en principe pas dans le chef de personnes morales, et ce même sous le régime de copyright connu dans le monde anglo-américain. Le droit d'auteur revient aux créateurs, pas seulement aux plus grands, car des œuvres chétives, ou révélant une originalité relative, sont protégées par le droit d'auteur, des traductions de textes techniques et des œuvres des arts appliqués par exemple, pas simplement les chefs d'œuvre. Ce qui donne a priori un côté non élitiste et plutôt sympathique au droit d'auteur. Le problème, dira-t-on, vient de ce que ces droits d'auteur seront en pratique automatiquement cédés aux éditeurs ou exploitants, et ce sont donc leurs intérêts que préserve avant tout cette institution juridique. C'est là qu'il y a un raccourci de raisonnement et une méconnaissance des réalités.

C'est vrai qu'a été parfois entretenue une certaine ambiguïté autour du terme « auteurs » : sous le couvert des droits des « auteurs », on sait que les éditeurs ont, depuis l'origine, réussi à promouvoir leurs intérêts et leur « lobbying », dira-t-on aujourd'hui, a été d'autant plus efficace qu'ils pouvaient officiellement revendiquer des prérogatives au nom des créateurs … et se les faire céder par contrat. Il ne s'agit pas de condamner en bloc ce jeu d'intérêts et une certaine ruse, inhérente à la configuration ingénieuse du droit d'auteur. Il s'agit de voir que ce système oblige les intermédiaires à passer par les créateurs, ce qui place ces derniers au centre du dispositif relatif à la création. Et le mécanisme de la cession, qui est l'institution cardinale du droit d'auteur, est tout sauf une formalité pour les éditeurs, surtout si le droit vient à protéger les intérêts des créateurs dans la négociation du contrat et leur garantir une rémunération en échange de l'abandon des droits. Or, de telles garanties sont inscrites dans la plupart des législations relatives au droit d'auteur, en tout cas en Europe. Ailleurs, la jurisprudence vient limiter la portée des cessions parfois consenties par les auteurs, notamment eu égard aux nouveaux modes d'exploitation numérique. Le temps où les créateurs, à l'image d'Alexandre Dumas, pouvaient céder par avance tout ou partie de leur production future est bien révolu.

En outre, la faculté de céder leurs droits permet aussi aux créateurs d'en confier plus aisément la gestion à des organismes professionnels ou des sociétés de gestion, ce qui ne contribue pas au renforcement du pouvoir des entreprises culturelles. Bien entendu, ces intermédiaires peuvent aussi prêter le flanc à la critique, et certaines pratiques des sociétés de gestion n'y échappent pas, d'autant qu'elles ont effectivement tendance à faire passer leur intérêt avant celui de leurs membres. Cela dit, ces critiques légitimes justifient-elles un rejet en bloc de ces sociétés d'auteurs et du droit d'auteur que le grand public a tendance à associer à celles-ci, au point que la SACEM par exemple incarne souvent davantage le droit d'auteur que les auteurs qu'elle compte dans ses rangs ?

De plus, dans de nombreux pays européens en tout cas, certains droits ne pourront jamais être pleinement cédés, même sous la pression d'un opérateur économique. Il s'agit des droits moraux dont celui qui préserve l'intégrité de l'œuvre et, au-delà, l'intérêt du public à ce que les produits de l'intelligence ne soient pas altérés pour être mis au goût du public. Ces droits ne peuvent qu'offrir un rempart contre la « marchandisation », pour rendre un terme qui revient sous la plume des critiques du droit d'auteur, des produits de la création intellectuelle.

Et quand bien même le droit d'auteur se retrouverait-il facilement entre les mains des éditeurs et sans contrepartie sérieuse pour les créateurs, ce qui est loin d'être vrai, ce fait ne suffirait pas à lui seul à condamner l'institution du droit d'auteur. N'oublions pas que ce droit vise à créer les conditions du développement d'un marché des biens culturels, un marché qui ne saurait exister sans l'apport de multiples intervenants entre les auteurs et le public. Préserver la viabilité (économique) de tous ces métiers qui permettent aux œuvres d'atteindre le public le plus large possible et sous une forme la plus riche possible n'est en soi pas critiquable. Or, à nouveau, c'est le droit d'auteur qui l'assure en protégeant ces investisseurs et entrepreneurs contre l'appât du gain facile qui motive la piraterie des biens intellectuels. Le droit d'auteur apparaît donc comme une institution juridique indispensable pour qu'un marché des œuvres apparaisse, puis se développe, et aujourd'hui se mondialise. Cette évolution nous semble très largement favorable.

Cela dit, si l'on considère que dans le meilleur des mondes, il faudrait pouvoir se passer complètement de ces intermédiaires, rêve que semblent éveiller les nouvelles possibilités de diffusion sur Internet, il serait quelque peu malheureux de vouloir se passer du droit d'auteur qui est le seul instrument à même de garantir, éventuellement en conjonction avec l'usage de mesures techniques de gestion des droits, une contrepartie pour les auteurs diffusant eux-mêmes leurs œuvres au public. A moins que l'on considère dans la tradition la plus classique déjà évoquée par Boileau et plus savamment analysée par P. Bourdieu, que les auteurs par essence désintéressés n'ont pas à se préoccuper de ces considérations bassement matérielles.

On pourrait encore se fonder sur certains exemples tirés des pays du Sud pour montrer que l'absence de respect pour la protection des œuvres et la piraterie à grande échelle qui s'y pratique constituent un frein important au développement local de la création, notamment musicale. Ainsi, à croire les propos rapportés par le New York Times, l'unique marché de certains compositeurs et artistes mexicains serait en définitive … les Etats-Unis. Dans un tel cas, c'est bien la piraterie qui vole les créateurs et entrepreneurs locaux et contribue à freiner le développement de nouveaux marchés qui diffuseraient ces productions culturelles à travers le monde.

Bref, ce n'est pas la propriété littéraire qui est le vol, car elle permet à un marché de se déployer, dont auteurs et éditeurs (y compris les grands) vont profiter. La piraterie, rampante dans les pays du Nord et flagrante ailleurs, peut constituer un frein au déploiement de nouvelles créations. Dans certains cas, ce ne sont pas seulement les créateurs et entrepreneurs qui en pâtissent, mais le public lui-même qui serait « volé » de ne pouvoir jouir de ces créations.


LE MONDE DIPLOMATIQUE | OCTOBRE 2002
http://www.monde-diplomatique.fr2002/10/STROWEL/

Article de Joost Smiers « La propriété intellectuelle, c'est le vol ! »à consulter (Le Monde diplomatique, octobre 2001)