Réflexion sur la notion de Coup d'État comme forme d'action politique à la lumière de la tentative du 28 mai en Centrafrique

Trois mois après la malheureuse tentative de Coup d'État survenue en République centrafricaine en date du 28 mai 2001 et la répression (opération de ratissage) qui s'en est suivie avec un bilan en vie humaine d'une ampleur sans précédent de part et d'autres des camps des auteurs de la conjuration ou des forces loyalistes, il importe de nous interroger sur le phénomène des Coups d'État.

En effet, alors que d'autres rumeurs de tentatives de Coups d'Etat supposées ou réelles se font jour ; que la pratique de l 'ostracisme semble s'ériger en règle ; au moment où les commentaires et les récupérations à visée tribaliste que l'on peut observer ici ou là vont bon train ou que les conditionnements moraux de la population par les élites de notre nation continuent de mettre en exergue la fragilité du tissu national et les limites de la conscience nationale, il nous apparaît nécessaire de soumettre à la réflexion collective la problématique des Coups d'État et sa pratique comme forme d'action politique.

Une réflexion théorique sur la notion s'impose en effet, tant les Coups d'État, étant donné leur régularité en notre pays, tendent de plus en plus à s'ériger en modèle de gouvernement ou en mode normal d'accession à la magistrature suprême lorsque l'on s'oppose au pouvoir institué.

Elle s'avère nécessaire aussi, parce que les galimatias de nos hommes politiques et autres intellectuels, détenteurs de potentiel de savoir certes mais peu souvent teintés de culture politique, dénaturent l'idéal démocratique.

Elle devient une exigence parce que ces cadres qui dirigent notre Nation, à l'exception d'une minorité, au nom d'un profond attachement à la pratique politique n'éprouvent que peu d'intérêt pour les théories qui la sous tendent, alors même qu'il est universellement admis qu'une pratique sans théorie est forcément aveugle.

Elle serait d'une certaine utilité enfin, parce que ces personnalités, dont les propos ou les écrits extrémistes dépassent souvent l'entendement de tout être doué de conscience et de raison, n'apportent que peu d'éclairage au débat public.

Aussi, l'analyse, dont l'objectif est de dire s'il est légitime ou non d'avoir recours aux Coups d'État comme forme d'action politique, s'attachera à démontrer s'ils sont porteurs ou non de considérations politiques, ou au contraire, à dire s'il convient de les stigmatiser les Coups d'État comme une forme baroque de l'action politique.

Cela revient à se poser la question de savoir s'il y a ou non des considérations politiques dans les Coups d'État ?

La réponse à cette question aussi trivialement posée suppose, au préalable, que l'on précise la notion même de Coup d'État galvaudée ici ou là par les thuriféraires, généralement des militaires mais parfois aussi des civils, de ce mode d'action politique, ou au contraire, sévèrement blâmée, à juste raison d'ailleurs, par les zélateurs ou les partisans d'un mode démocratique de dévolution du pouvoir qui est celui de la voie des urnes.

  1. La notion de Coup d'État

Une série d'approches contemporaines tendent à considérer les Coups d'État comme une forme baroque de l'action politique alors qu'un certain nombre d'auteurs essentiellement classiques et non des moindres l'ont élevé au rang d'actions hardies devant être menées par les politiques.

Aussi, convient-il de les passer en revue respectivement.

En reprenant une définition d'un dictionnaire usuel du français, notamment celui de la maison Hachette, l'on verra que celui-ci définit les Coups d'État comme " une action illégale, souvent violente, par laquelle un gouvernement est renversé ".

Le Grand ROBERT définit le concept presque de la même manière en l'assimilant à " une manœuvre politique souvent violente destinée à prendre le pouvoir ".

Madeleine GRAWITZ dans son lexique des sciences sociales considère le Coup d'État comme " un terme ambigu utilisé pour qualifier une tentative de prise de pouvoir par une minorité en dehors des règles constitutionnelles et sans participation massive de la population... ".

Rapportées à la situation ayant prévalu dans notre pays le 28 mai dernier, l'on remarquera une certaine correspondance entre la tentative du 28 mai et les définitions susmentionnées à la différence que, s'agissant de la première acception, l'action des auteurs du Coup d'État du 28 mai était dirigée non pas contre le gouvernement de la République mais plutôt contre la Présidence de la République en raison de la nature juridique particulière de notre régime politique issu de la constitution du 14 janvier 1995.

L'on remarquera aussi que toutes considèrent le Coup d'État comme une action illégale, violente, irrégulière, bref comme une forme baroque de l'action politique.

L'on peut légitimement penser que telle est la conception contemporaine de la notion, laquelle a pu conduire certains auteurs, à l'exemple de Francis FUKUYAMA ( in La fin de l'histoire et le dernier homme), à affirmer " qu'un consensus remarquable semblait apparu ces dernières années concernant la démocratie libérale comme système de gouvernement ".

Il se trouve cependant qu'à coté de cette conception dominante plutôt hostile au Coup d'État comme forme d'action politique il en existe une, minoritaire il est vrai mais très classique, qui élève le Coup d'État au rang d'action politique des plus nobles.

A l'origine, les Coups d'État constituaient une forme noble de l'action politique.

Ils se pratiquaient à la création des États ou pour leur conservation. L'antiquité gréco-romaine nous en donne nombre d'illustrations :

C'est ainsi que, parlant des Coups d'État, CICERON Marcus Tullus (106-43 av. J.-C.) qui, après avoir déjoué la conjuration de Lucius Sergius CATILINA (108-62 av. J.-C.) et fait exécuter ses complices, pouvait-il affirmer : " L'abandon de l'utilité commune est contre nature... ; ...que celui qui pourvoit au bien et à la société des hommes fait toujours son devoir... ; ...la conservation du peuple doit être la loi souveraine dans toutes les actions ".

Mais ARISTOTE (384-322 av. J.-C.), avant CICERON, avait lui aussi entrevu la question lorsqu'il faisait le constat du fait que " d'une part le monde est fait d'artifices et de malices et que d'autre part on renverse les royaumes par le moyen de fraudes et de finesses et qu'il ne serait pas plus mal de les défendre par les mêmes moyens ".

Cependant, c'est Gabriel NAUDE (philosophe athée français 1600-1650) qui donnera une définition beaucoup plus précise de la notion en décrivant les Coups d'État comme " un ensemble d'actions hardies et extraordinaires que les princes sont contraints d'exécuter aux affaires difficiles et comme désespérées, contre le droit commun, sans garder même aucun ordre ni forme de justice, hasardant l'intérêt du particulier pour le bien public ".

Cette pensée largement inspirée par les théories Machiavéliennes du pouvoir paraît être la plus communément admise chez les classiques qui ont, peu ou prou, élevé les Coups d'État au rang d'actions nobles, hardies, courageuses et extraordinaires devant être menées par les princes pour le bien public.

On peut noter aux travers de ces approches que les Coups d'État peuvent être aussi bien l'œuvre des acteurs d'un régime que de ses opposants ou adversaires.

Qu'ils nécessitent pour leur exécution l'usage de la ruse, du mensonge ou de la violence.

Mais si l'on peut s'apercevoir, à l'analyse, que la tentative de Coup d'État du 28 mai dernier en Centrafrique peut aisément épouser la notion de Coup d'État telle qu'entendue dans son acception contemporaine, en tant qu'action illégale, irrégulière, en tant que coup porté contre l'État, l'on ne peut ne pas s'empêcher de stigmatiser les représailles ou "opération de ratissage" comme étant également des Coups d'État au sens classique de la notion, au sens d'actions extraordinaires accomplies pour la préservation des intérêts du régime en place.

Et, c'est là que la citation d'ARISTOTE susmentionnée trouve toute sa plénitude : " ...on renverse les royaumes par le moyen de fraudes et de finesses et qu'il ne serait pas plus mal de les défendre par les mêmes moyens ...".

Sémantiquement parlant, autant les auteurs du Coup de force du 28 mai en portant un coup à l'État avec l'attaque aux roquettes et autres armes lourdes de la résidence du chef de l'État ont perpétré un Coup d'État, autant, avec les attaques aux roquettes, hélicoptères et autres armes lourdes des quartiers réputés favorables aux conjurés, le régime, fort du soutien extérieur qu'il a pu avoir, en a perpétré un autre.

L'important est ici de mettre en exergue les considérations politiques susceptibles de sous-tendre la tentative du 28 mai 2001 en Centrafrique.

II- Les Considérations Politiques dans la tentative du 28 mai 2001

L'on part du postulat selon lequel le Pouvoir demande toujours le respect. C'est la résurgence, sur le terrain politique, de certains préceptes bibliques.

En effet, l'Apôtre Pierre dans sa première Épître (Chapitre II verset 13-15) disait : " ... Soyez soumis à cause du seigneur à toute institution humaine, soit au Roi comme souverain, soit aux gouvernants...  ".

L'Apôtre Paul également, dans son Épître aux Romains (Chapitre XIII verset 1), affirmait que : " ... Toute personne soit soumise aux autorités supérieures ; car il n'y a point d'autorité qui ne vienne de Dieu... ".

Autrement dit, les deux Apôtres admettent que chacun se soumette aux autorités en charge.

Mais, Saint-Thomas d'AQUIN (1228-1274) d'abord, à la question 42 de sa Somme contre les gentils, reprenant les critiques de Saint-Augustin (354-430) qui admettait déjà au Vème siècle dans La Cité de Dieu que l'on pouvait remettre en cause le pouvoir politique au nom de la religion, affirmait : " ...Le gouvernement tyrannique n'est pas juste, n'étant pas ordonné au bien commun, mais au bien particulier du gouvernant... Aussi, le renversement de ce régime n'a pas le caractère de sédition, hors le cas où le renversement se ferait avec tant de désordre qu'il entraînerait pour le peuple plus de dommage que la tyrannie elle-même... ".

John LOCKE (1632-1704) ensuite, dans son Traités de gouvernement civil dira que : " ... La violation du contrat social par le prince dispense les sujets d'obéissance... ".

Et Benjamin CONSTANT (1767-1804) d'ajouter : " ... Les citoyens possèdent des droits individuels indépendants de toute autorité sociale ou politique, et toute autorité qui viole ces droits devient illégitime... ".

Ces discours veulent dire, en filigrane, que si le pouvoir légitimement institué doit nécessairement demander le respect, il en est autrement lorsque l'utilité publique, l'intérêt public ou général ne semble plus être le leitmotiv de son action.

C'est pourquoi, à l'analyse de l'actualité internationale en général et des pays en développement en particulier, notamment africains, l'on peut s'apercevoir que certains Coups d'État peuvent avoir un assentiment populaire ou, au contraire, subir une désapprobation populaire.

Cela signifie que les Coups d'État peuvent être potentiellement porteurs de considérations politiques lesquelles peuvent entraîner ou non leur légitimation a posteriori par la population.

En serait-il le cas pour le coup de force survenu en Centrafrique en date du 28 mai 2001 ?

Autrement dit, la tentative du 28 mai peut-elle revendiquer comme mobile de son action l'utilité publique ? Telle est la question à laquelle nous tenterons de répondre en dernière analyse.

Nous verrons qu'un certain nombre de facteurs militerait en faveur d'une réponse positive alors qu'une série d'éléments non négligeables, au demeurant, optent pour une réponse négative.

Les approches structuro-fonctionnalistes du phénomène politique nous apprennent que, de par sa nature de système social distinct des autres, la vie politique doit être interprétée comme soumise aux influences qui résultent des autres parmi lesquels elle est insérée dans la réalité.

Que de l'environnement culturel, économique, religieux, etc., le système politique reçoit des demandes sous forme d'exigences qu'il doit réguler, transformer en des réponses positives qui peuvent être des décisions obligatoires ou des actions.

Que le système politique fonctionne comme un ensemble d'interactions avec son environnement.

Qu'il a pour fonction de convertir les intérêts, en les formulant et en les agrégeant.

Ainsi, la pérennité du système se mesure à sa capacité à transcrire en des actes positifs les demandes de la société globale. Autrement, l'on assisterait à un blocage, à des crises susceptibles d'entraîner la mort du système. Soit par une fin légale à travers une censure démocratique populaire soit, par une fin illégale, irrégulière aux travers des putschs ou autres formes de pronunciamiento et soulèvements populaires comme une révolution.

Aussi, comme tout système politique au monde, la société politique centrafricaine est une société au second degré car issue de la société globale du fait des élections.

Ce système a des fonctions dont l'accomplissement satisfaisant pouvait lui garantir une certaine pérennité.

Parmi ces fonctions, figure celle de la satisfaction des demandes sociales de la communauté centrafricaine exposées sous forme d'exigences.

Il s'agissait, entre autres, de demandes relativement au règlement des traitements des fonctionnaires centrafricains ; au règlement pensions des personnes qui ont passé toute leur vie au service de l'État centrafricain, c'est à dire les fonctionnaires aujourd'hui à la retraite ; au règlement des bourses des étudiants qui représentent l'avenir de notre pays.

Il s'agissait, par ailleurs de demandes relativement à un système de santé convenable, à une meilleure éducation de la jeunesse, à une justice équitable pour tous, à la sécurité publique et à la paix sociale...

Ces exigences de la société centrafricaine n'ont pas reçu de réponses satisfaisantes de la part du système politique.

Et, comme disait CICERON : "... celui qui pourvoit au bien et à la société des hommes fait toujours son devoir... ; ... la conservation du peuple doit être la loi souveraine dans toutes les actions".

Et si ce n'était la personnalité de l'instigateur de la tentative du 28 mai 2001, les nécessités démocratiques et de paix sociale, un assentiment populaire eût été possible. Somme toute, autant d'arguments susceptibles de vider la tentative du 28 mai de toutes considérations politiques qu'il convient d'analyser maintenant.

En premier chef il y a les nécessités démocratiques :

Aujourd'hui, il semble qu'il existe une sorte de consensus au sein de la population centrafricaine sur la question du mode de dévolution démocratique du pouvoir.

Il apparaît, à l'observation de la communauté centrafricaine aujourd'hui, que l'on ne puisse plus revenir sur le principe selon lequel la souveraineté nationale appartient au peuple qui l'exerce par ses représentants élus au suffrage universel direct et par la voie du référendum.

Ce principe qui admet aussi, qu'aucune section du peuple ni aucun individu ne peut s'en attribuer l'exercice, semble être unanimement partagé en Centrafrique.

D'où la condamnation de la tentative du 28 mai 2001 tant par toute la classe politique centrafricaine que par une frange importante de la population.

Le peu de soutien de la population aux auteurs du putsch semble démontrer un nouvel état d'esprit de la population centrafricaine et semble être révélateur du fait que l'opinion publique centrafricaine ne serait plus disposée, et c'est bien d'ailleurs, à accepter que l'on utilise la force pour parvenir au pouvoir.

En second lieu, il y a les nécessités de paix sociale, condition sine qua none de développement économique et social.

Elles sont en effet de nature à atténuer notablement les considérations politiques dans la tentative du 28 mai 2001.

Car pour citer à nouveau Saint Thomas D'AQUIN : "... le renversement d'un régime tyrannique n'a pas le caractère de sédition, hors le cas où le renversement se ferait avec tant de désordre qu'il entraînerait pour le peuple plus de dommage que la tyrannie elle-même...".

Au mieux, la tentative du 28 mai n'aurait pu avoir comme résultat que le renforcement du classement de notre pays parmi les pays les plus instables politiquement au regard de la théorie dite de "Risque-pays".

Surtout dans la mesure où les négociations entre les institutions financières internationales et notre pays semblaient trouver un aboutissement la veille de cette tentative.

Il y a enfin la personnalité du principal instigateur de la tentative lui-même qui pose problème.

Notamment, La circonstance qu'il ait déjà été pendant plus d'une dizaine à la tête de l'État centrafricain sans pour autant qu'il y ait une prospérité économique et sociale, semble vider notablement la tentative du 28 mai 2001 de toutes considérations politiques.

En dernière analyse, l'on pourrait dire que si la tentative de Coup d'État du 28 mai 2001 est condamnable par tout être attaché aux principes inhérents à la dévolution démocratique du pouvoir, il n'en demeure pas qu'il ne soit totalement dénué de toutes considérations politiques.

Aussi, il importe de rappeler à nos dirigeants "démocratiquement élus" qu'il leur faudrait gouverner en SOLON plutôt qu'en PISISTRATE, TARQUIN ou SYLLA.

Patrick NGUEREMBASSA
(
Diplômé d'études supérieures de Sciences politique, Doctorant en droit.)


Actualité Centrafrique - Dossier 6