Lettre de Bangui : Effroyable jeudi
(Témoignage)
BANGUI, 22 décembre 2013
(IRIN) - Les
évènements du 5 décembre à Bangui, en République Centraficaine (RCA), ont
déclenché une vague de violence qui a fait un millier de morts. Cette semaine,
Amnesty International a rapporté que toutes les parties au conflit ont commis
des crimes de guerre et des crimes contre l'humanité. « Les massacres brutaux
créent un cercle vicieux de meurtres et de représailles qui menace de prendre
des proportions incontrôlables », a dit Human Rights Watch lors de la
publication le 19 décembre d'un rapport sur l'escalade des atrocités.
Le récit de cette journée que
nous vous présentons ici est le témoignage direct du correspondant d'IRIN à
Bangui.
Depuis quelques jours, des
rumeurs persistantes faisaient état d'une attaque imminente des anti-balaka*
dans la ville. Elle a finalement eu lieu le 5 décembre : une nouvelle et longue
journée d'angoisse, le commencement d'une descente aux enfers.
4 h : Les premiers tirs nourris
d'armes lourdes et automatiques commencent à retentir. Des amis m'appellent de
partout pour me poser la même question : « Est-ce que tu entends les tirs ? » Je
réponds que oui. « Mais que se passe-t-il ? » Je réponds que je n'en sais rien.
Je tente de passer quelques
coups de fil à des militaires que je connais pour m'enquérir de la situation,
mais bizarrement, leurs téléphones sont presque tous éteints.
Chez moi, c'est la panique. Si
j'essaye de garder mon sang-froid comme d'habitude, les membres de la famille
que j'héberge sont par contre visiblement effrayés. Une femme ne cesse de
répéter : « Oh mon Dieu, où irais-je encore avec les enfants ? »
Elle est sans doute encore
traumatisée par les tirs qui ont éclaté il y a quelques jours dans la partie de
la ville où nous nous trouvons, Sica 3, suite à la mort d'un magistrat abattu
par des ex-Séléka.*
C'est une cousine que j'ai
accueillie chez moi depuis presque deux mois déjà. Elle habitait à Bimbo, à
6 h -7 h : Les heures passent et
les tirs continuent. Nous n'avons toujours aucune information et l'inquiétude
grandit.
8 h : Un ami m'appelle pour me
dire que des anti-balaka ont été vus à Gobongo, un quartier au nord de Bangui. À
mon tour, j'appelle une amie dans le quartier, qui confirme l'information.
« Ils sont nombreux. Ils ont tué
trois personnes : une musulmane et deux musulmans dont les corps sont encore sur
la route. Les gens ont été invités à rester chez eux et attendre, les renforts
vont venir à midi » me dit-elle.
J'appelle ensuite deux autres
amis toujours au nord de la ville, qui me confirment la même information. Tous
deux me disent qu'ils sont terrés chez eux et ne peuvent pas sortir à cause des
tirs et qu'ils aperçoivent les anti-balaka depuis leur fenêtre.
De temps à autre, les gens de
notre ruelle sortent pour voir ce qui se passe sur la grande route, mais ils
reviennent aussitôt en courant, car des ex-Séléka y tirent en l'air.
Nous voilà donc bloqués à la
maison, ne sachant que faire ni où aller ou, du moins, comment y aller. D'autant
plus qu'en ce qui me concerne, je dois absolument sortir pour rejoindre mes
collègues journalistes et travailler.
10 h : J'appelle Abdel, un ami
et collègue. On s'est connus il y a environ un an, alors que l'offensive de la
Séléka vers la capitale battait son plein. Il travaille comme chauffeur pour moi
et deux autres journalistes venus à Bangui pour couvrir cette crise.
La veille, Abdel est rentré chez
lui avec la voiture. Sans ce véhicule, nous ne pouvons pas nous déplacer en
ville. Je l'appelle donc afin qu'il vienne me chercher pour qu'on rejoigne nos
collègues. Il me fait savoir que des tirs ont lieu chez lui aussi, dans le nord
de la ville, et qu'il lui est donc impossible de sortir. S'il essaie, il court
le risque se faire prendre le véhicule.
13 h : Abdel trouve une solution
: il appelle des officiers de l'ex-Séléka qui acceptent, moyennant une somme
d'argent, de nous escorter jusqu'à l'hôtel où sont hébergés les autres
journalistes.
14 h : J'entends des coups de
klaxon devant ma maison. J'ouvre : deux pickups pleins d'ex-Séléka sont là,
ainsi que la petite voiture d'Abdel dans laquelle se trouvent une femme et des
enfants. Je prends quelques habits et effets personnels, je dis au revoir à mes
hôtes et je monte dans la voiture d'Abdel.
Première destination : le
kilomètre 5, où vivent de nombreux musulmans de Bangui. Abdel m'explique qu'il
veut y amener la femme et les enfants, parce qu'ils ne se sentent pas en
sécurité dans le quartier à majorité chrétienne dans lequel ils habitent, le PK
11. Abdel, qui vit dans le même quartier, se sent lui aussi en danger et a déjà
évacué sa famille dans la matinée.
On arrive au kilomètre
La famille musulmane sort de la
voiture et entre dans un bâtiment. De la main, Abdel me fait signe d'approcher.
C'est quand je descends du véhicule que je me rends compte que j'ai un crucifix
au coup. Je passe au milieu des jeunes, ils me regardent et me saluent
gentiment. Mes craintes s'évanouissent.
Je m'approche de l'un des
pickups et salue un certain général qui est en train de discuter avec Abdel. «
Tu as l'argent, Crispin ? » me demande Abdel. Je sors de ma poche des billets
que je mets dans sa main et qu'il remet au général. Après quoi, on remonte dans
la voiture et, suivis par l'un des pickups des ex-Séléka, nous nous rendons à
l'hôtel pour retrouver nos collègues.
En cours de route, nous voyons
de nombreuses personnes, surtout des femmes, des baluchons sur la tête et tenant
les enfants par la main, marchant précipitamment vers les quartiers sud. C'est
l'exode des populations des quartiers nord qui a commencé.
Vendredi : Le lendemain, nous
nous aventurons en ville et nous ne pouvons que constater l'étendue des dégâts
de la veille. Des corps jonchent les avenues et les rues non loin de l'hôtel.
Ces corps sont visiblement ceux d'anti-balaka, puisqu'ils portent des gris-gris
partout.*
Ces corps resteront ainsi
plusieurs jours, jusqu'à ce que la Croix-Rouge les ramasse.
Samedi : Nous suivons une équipe
de la Croix-Rouge qui quitte le plus grand hôpital de Bangui et se rend dans le
quartier de 36 Villas. Là, une trentaine de corps gisent dans l'herbe devant une
seule propriété. C'est la première fois que j'assiste à un tel spectacle. Je
n'avais jamais réalisé jusqu'où la barbarie humaine pouvait aller. Juste à côté,
une dizaine d'ex-Séléka montent la garde devant une maison. L'équipe de la
Croix-Rouge ramasse un à un les corps, les met dans des housses mortuaires et
les embarque à l'arrière d'un pick-up. Nous repartons à l'hôpital, plus
précisément à la morgue, pour découvrir avec horreur des centaines de cadavres
étalés à même le sol. Je n'avais jamais rien vu de tel de toute ma vie. Cette
nuit-là, après être retourné à l'hôtel, je vais directement dans ma chambre sans
rien manger.
* Anti-balaka signifie « à
l'épreuve des machettes », une invulnérabilité attribuée aux rituels et aux
gris-gris. C'est le nom généralement donné aux milices opposées aux groupes
rebelles de l'alliance Séléka, officiellement démantelée, mais encore très
active, qui a renversé le président François Bozizé en mars. Les ex-Séléka sont
principalement composés de musulmans, tandis que les anti-balaka sont plus
généralement animistes ou chrétiens.