Laurent
Larcher – lacroix.com le 10 juin 2014 - 10 H 52
Ces
soldats chrétiens de la Séléka vivent reclus, errant comme des fantômes dans le
palais de l’ancien empereur Bokassa Ier (dont on aperçoit la statue
monumentale et la sépulture en arrière-plan). Beaucoup ont vendu leur uniforme
pour se nourrir.
L’entrée
du palais tropical de l’ancien empereur Bokassa Ier est déglinguée. Le
lourd portail, couleur vert pomme, tient sur ses gonds par miracle. Une fois le
seuil franchi, une allée bordée d’herbes folles conduit à la statue monumentale
de l’empereur centrafricain.
Pas
un bruit, pas une âme autour du monument. Juste la sépulture de l’homme qui
s’est rêvé Napoléon Ier. Protégé par un auvent en tôles grises, le mausolée est
recouvert d’un carrelage bleu et blanc. Sur la pierre tombale, un bouquet
funéraire. En plastique, sans doute. Une gerbe, dit-on, déposée par l’un de ses
fils.
À cet
instant, un homme émacié, chaussé d’une paire de tongs en plastique et d’un
short colonial taché de gras, sort timidement d’un baraquement décati. Un
deuxième le suit prudemment. Puis un troisième. Et un autre
encore.
Des gueux, des crève-la-faim à la silhouette famélique. Ils surgissent de toutes parts, morts à moitié vivants. À l’écart de la statue de Bokassa, on les découvre errant comme des fantômes dans la cour d’honneur, les allées du palais, les quartiers militaires, la chambre de l’empereur et les couloirs de la maison de Catherine, ex-première dame. Ils longent la piscine de l’impératrice où croupit une eau verdâtre, que surplombe un toboggan tordu.
Dans ce décor se joue un drame comme seule la Centrafrique sait l’écrire. Ici, un bataillon de 850 soldats chrétiens de la Séléka vit reclus et oublié. Il avait participé à la marche victorieuse de la Séléka du nord-est au sud-ouest, de l’été 2012 à mars 2013. « Nous avons pris part à tous les combats. Ce n’était pas toujours beau », témoigne le plus jeune d’entre eux, Justin, né officiellement le 6 décembre 1995.
Après
la prise de
Bangui, le 24 mars 2013, le bataillon a été cantonné dans le
palais impérial de Bokassa, à Berengo, à deux heures de route de la capitale
centrafricaine :
pour y être désarmé et pour recevoir une instruction militaire en vue de son
intégration dans la future armée de la nouvelle
Centrafrique.
Mais l’intervention de la force française Sangaris, le 5 décembre 2013, a bouleversé ce plan. « Notre chef, le lieutenant Zambia, est parti le 25 décembre pour Bangui. Il m’a dit : “Garde le moral, je reviendrai.” Depuis, nous n’avons plus de nouvelles », assure Barnabé Metefara, le second secrétaire général adjoint du bataillon, porte-parole de ses camarades ce jour-là.
Pour vivre, ils se débrouillent. Ils n’ont pas le choix.
« On
crève de faim. On n’a rien. On bouffe les rats, les ignames sauvages. Les
paysans du coin nous donnent
Si les militaires n’ont plus leur uniforme, c’est qu’ils l’ont vendu pour se nourrir, en janvier.
À la
faim s’ajoutent les maladies comme le paludisme et la grippe. Sans compter les
serpents. « Depuis le 25 décembre, quatre de nos camarades sont morts de
faiblesse. Et nous comptons une vingtaine de malades, dont certains sont dans un
sale état. Mais nous n’avons pas les moyens de les soigner.
Au
champ, si on se blesse… nos plaies s’infectent. Nous n’avons pas de médicaments
et pas d’argent pour en acheter. Personne ne se préoccupe de notre
sort : ni
Bangui, ni les ONG, ni les Églises chrétiennes. On est totalement oublié
», se
désole Yvan, un jeune homme rapidement agressif.
« Une fois, une colonne de soldats de la force Sangaris est entrée dans notre camp. Les Français ont sauté de leur camion, se sont pris en photo devant la statue de l’empereur et sont repartis comme si nous n’existions pas », se souvient Barnabé.
Le
dimanche, ils vont à la messe : à
Sainte-Thérèse-de-l’Enfant-Jésus à Botoko, ou à l’église Saint-Esprit de Pissa.
Car ils sont tous chrétiens. Justin est membre de l’Union fraternelle des
Églises baptistes (Ufeb), comme beaucoup de ses camarades du bataillon. «
Moi, je suis cent pour cent catholique :
baptisé et confirmé. On compte aussi parmi nous des Témoins de Jéhovah
», ajoute
Barnabé Metefara.
Ces
hommes ne sont pas des enfants de chœur. « Comme nous tous, j’ai tué des
hommes, avoue Justin le benjamin. Dans l’action, on ne les compte
pas. J’en ai vu tomber sous mes balles, bien sûr. Les
exactions ?
Nous en avons commis, les civils ont souffert. Dans la Séléka, ce sont surtout
les Soudanais et les Tchadiens qui commettaient les abus. »
Pourquoi se sont-ils engagés dans une coalition dirigée et composée majoritairement par des musulmans ? Tous répondent qu’ils vivaient pauvrement. Le nord du pays a toujours été le grand oublié des régimes qui se sont succédé à Bangui depuis l’indépendance, en 1960.
Cette
région sous-développée est en outre isolée pendant la saison des pluies. Ces
hommes expliquent qu’ils n’avaient pas d’avenir sous la présidence de François
Bozizé, le président renversé par la Séléka en mars 2013.
«
Je me suis engagé dans la Séléka en septembre 2012. Je viens de Kabo, dans le
nord, à la frontière entre la Centrafrique et le Tchad. François
Bozizé favorisait
son ethnie, les Gbayas. On ne pouvait plus le supporter », souligne
Barnabé Metefara.
« Je viens de Bandoro, au centre est du pays, dit Justin. Je me suis engagé il y a un an et neuf mois. Je n’avais pas d’emploi. Pour moi, la Séléka, c’était une alternative acceptable. »
Aujourd’hui,
il y a ceux, de plus en plus minoritaires, qui espèrent un jour être intégrés
dans l’armée centrafricaine. Et il y a ceux qui veulent rentrer chez
eux :
« Mais nos foyers sont à mille kilomètres de Berengo. Si on rentre à pied, on
se fera tuer par les anti-balaka », craint Faustin.
Barnabé
ajoute :
« Le commandant des anti-balaka de la zone Rambo nous a certifié que nous ne
serions pas attaqués si nous restions ici. Alors on ne bouge pas. Et de toute
façon, nous n’avons pas d’armes pour nous défendre.
»
Dans leur chambre, on trouve des fusils-mitrailleurs en bois, des jouets pour la parade et l’instruction. « Si les anti-balaka décident de lancer l’assaut dans le palais de Bokassa, on devra se défendre au corps à corps. On est des soldats. On sait se battre », prévient Barnabé.
Dans les deux coffres-forts,
des gamelles et des vêtements
En
attendant, ces soldats oubliés squattent les salles encore debout du palais de
l’ex-empereur : ils
dorment sur des cartons, entassés dans la salle de réception ou dans sa chambre.
À l’endroit même où s’élevait le lit du dictateur, un soldat est allongé, trop
faible pour se lever.
Dans
les deux coffres-forts de la chambre, sont entassés des gamelles et des
vêtements. Seule note du fastueux passé : le
parquet hongrois de la chambre impériale.
Barnabé veut montrer de quoi ils sont encore capables. Il demande à tous ses hommes de se réunir au pied de la statue de l’empereur pour un exercice. Une partie des soldats se range impeccablement devant. Comme un seul homme, ils se mettent au garde-à-vous, saluent dans le vide. Derrière eux, le vent souffle sur la tombe de Bokassa. Devant eux, des herbes folles. Et un silence, immense.
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Rebelles et milices
La
Séléka. Alliance de mouvements rebelles issus du nord-est du pays, zone à
majorité musulmane et marginalisée par Bangui. Dans sa conquête du pouvoir, de
décembre à mars 2013, elle a tué en premier lieu des chrétiens – qui
représentent environ 80 % de la population. Après avoir renversé le président
François Bozizé en mars 2013 et installé à sa place Michel Djotodia, elle a
poursuivi ses exactions jusqu’à l’intervention française, l’opération Sangaris,
le 5 décembre. Après la démission de Djotodia, en janvier 2014, elle s’est
principalement repliée à l’est. Elle serait aujourd’hui divisée entre les
partisans d’une partition du pays et ceux qui s’y
opposent.
Les anti-balaka. Milices d’autodéfense villageoises apparues en septembre 2013, en réaction aux exactions de la Séléka. On y trouve aussi des voyous et d’anciennes milices armées par l’ex-président François Bozizé. Ils sont issus du Sud et de l’Ouest, régions où les chrétiens sont majoritaires, d’où leur qualification de milices chrétiennes. En réalité, leurs chefs et leurs éléments sont souvent animistes.
LAURENT
LARCHER (à Berengo)