Avec les derniers musulmans de
Bangui
Les
derniers musulmans de la capitale de Centrafrique vivent retranchés à
Kilomètre-5, dans un quartier de la capitale
centrafricaine.
LAURENT
LARCHER
-
18/5/14 - 18 H 14
Encerclés
par les anti-balaka, ils s’organisent pour survivre dans ce ghetto mais risquent
la mort s’ils en sortent sans protection.
Une
poignée de musulmans vivent dans un autre quartier, protégés par leurs voisins
chrétiens.
Rien,
il ne reste presque rien des biens des musulmans de Bangui. Maisons, échoppes,
boutiques, mosquées sont aujourd’hui quasiment toutes rasées, effacées du
paysage, emportées par la haine et la colère. Seuls, le long des axes principaux
traversant les quartiers musulmans, des monceaux de pierres rappellent que se
levaient là, il y a peu, des maisons et des commerces. Ils sont maintenant à
vendre aux passants. En toute impunité et aux yeux de
tous.
Polices
et gendarmes centrafricains, soldats français de la force Sangaris et
soldats africains de la
Misca…
tous circulent devant ces pyramides de gravats sans inquiéter les vendeurs. Les
biens pillés ici sont proposés au grand jour sur les étals des marchés de
Bangui. Certains marchands sont même spécialisés dans la vente de « biens
musulmans », de la casserole au poste de radio. Dans l’indifférence générale,
semble-t-il. Dans la rue, on en rit. La vie continue.
Elle
reprend même de plus belle dans la capitale centrafricaine. Selon le dernier
point de situation de l’armée française, jeudi 15 mai, « 33 centres de santé
sont opérationnels, 75 établissements scolaires ont rouvert, 21 marchés sont
actifs » à Bangui. Taxis, bus, commerces, écoles, universités, banques,
cafés, restaurants… et mêmes dancings et boîtes de nuit ont fait leur retour.
Les autorités centrafricaines, européennes et françaises s’en
félicitent.
Sauf
que pour les musulmans de Bangui, le cauchemar continue. Les tout derniers
vivent retranchés à Kilomètre-5, dans le 3e arrondissement de la
capitale centrafricaine. Précisément entre le pont Jackson, le rond-point du
Professeur-Goumba, le canal Sayvoir et le pont Pinari. « Nous ne sommes guère
plus de 10 000, peut-être 12 000, estime Saoudi Abdouraman Dodo, le
porte-parole des musulmans du quartier. Entre 85 et 90 % des musulmans ont
quitté la ville pour fuir les anti-balaka, les pilleurs et les voleurs. »
Roufou Amadou, conseiller du maire du 3e arrondissement, est encore
plus pessimiste :
« Selon mon estimation, nous sommes entre 5 000 et 6 000 à Kilomètre-5. Il
faut tenir, mais c’est périlleux. »
Le
quartier est entièrement encerclé par les anti-balaka. Ces derniers, comme ils
s’en étaient ouvertement expliqués à
La Croix en
décembre,
veulent tout simplement « en finir avec les musulmans » et rendre la «
Centrafrique aux Centrafricains ». Depuis cette date, « on a dû être
attaqués une quarantaine de fois, raconte Bechir, 22 ans, étudiant à
l’université de Bangui. L’un des plus épisodes les plus sanglants a eu lieu
le 24 décembre. Vous ne pouvez pas imaginer ce qu’ils ont fait pour fêter Noël
».
Entre
les deux camps, des soldats de la Misca, des Burundais, veillent. Ils tiennent
les entrées du quartier et assurent des patrouilles régulières. Mais ils ne
peuvent protéger les musulmans qui se risquent hors du périmètre. Dimanche 18
mai encore, un musulman a été tué. « Si nous en sortons, nous sommes aussitôt
découpés », assure Saoudi Abdouraman Dodo. « On ne compte plus, depuis le
début de la crise en décembre, le nombre de lynchages et de tueries dont ont été
victimes ceux qui se rendaient dans un autre quartier, à l’aéroport ou au
centre-ville », déplore Ahmadou Moussa, 42 ans, fonctionnaire au ministère
de la décentralisation. « Entre le mois de décembre et le mois de mars, on a
compté à la morgue de la mosquée Ali-Babalo, la seule à Bangui, 385 musulmans
tués », affirme Saoudi Abdouraman Dodo.
De
sorte que plus personne ou presque n’ose s’aventurer à l’extérieur du quartier.
« Nos enfants ne vont plus à l’école, nos malades ne peuvent plus se rendre à
l’hôpital, nous ne pouvons même pas aller à notre cimetière puisqu’il se
trouveprès de l’aéroport. Nous vivons dans une prison à ciel ouvert »,
déplore Ahmadou Moussa.
Sur
place, c’est la débrouille : on
plante et on cultive dans les parcelles ; des
voisins compatissants et des commerçants habiles font passer de la nourriture,
des biens courants. Une antenne de Médecins sans frontières s’est installée sur
le terrain de la Grande Mosquée. Les patients qui doivent être hospitalisés sont
évacués dans des véhicules de la Croix-Rouge. Et les défunts, enterrés dans la
cour des concessions.
De
rares adultes sont quand même chargés au nom de la communauté de sortir du
quartier. « On s’habille comme les autres, on porte des casquettes, on évite
les lieux où l’on est connu », dit l’un d’eux qui a été sauvé in extremis
d’un lynchage par la Misca, alors qu’il se rendait à une banque du
centre-ville.
Si la
présence des soldats burundais évite un bain de sang général, elle ne peut pas
empêcher les heurts entre les deux communautés. Habituellement, le matin est
plutôt calme. Après midi, l’atmosphère se tend, entre échanges d’insultes, jets
de pierres et de grenades, et même rafales d’armes, tirées des deux côtés. La
fin de l’après-midi est encore plus délicate :
l’effet de l’alcool sur les jeunes gens qui veulent en finir avec les musulmans
se révèle particulièrement délétère. Et une fois la nuit tombée, c’est le temps
des raids et des attaques coups-de-poing.
Les
musulmans de Kilomètre-5 ne font toutefois pas que se défendre : ils
attaquent aussi. Un groupe, nommé Texas, sème la terreur dans les quartiers
voisins. Personne ne se fait de cadeau. C’est un combat à mort. « Avez-vous
vu ce que l’on a fait aux musulmans ?
Entre Bouar et Bangui, il n’y a plus une seule mosquée (1). Et sur les 33
mosquées principales de Bangui, seules six n’ont pas été
détruites !
Ici, on ne va pas se laisser égorger sans rien faire. On se défend car on est
chez nous », prévient
Saoudi Abdouraman Dodo.
À la
Grande Mosquée, le discours est clair :
puisque l’État centrafricain et la communauté internationale ont été incapables
de protéger les musulmans de Bangui, les derniers qui restent doivent se
défendre avec des armes.
L’intervention
française est jugée avec une grande sévérité. Des graffitis comme « Non à la
France » sont nombreux à Kilomètre-5. « Sangaris conduit à notre disparition
de Bangui. Les Français nous désarment, pourchassent nos chefs. Les anti-balaka
ont ensuite tout le loisir de nous chasser, de nous tuer et de détruire nos
biens », constate l’étudiant Béchir.
L’avenir ? Ils
ne le voient pas très brillant. Beaucoup pensent au départ si la communauté
internationale ne trouve pas le moyen de réagir fermement et efficacement contre
les fauteurs de troubles. Quant à leur confiance dans la classe politique, elle
est quasiment nulle.
Aux
yeux de beaucoup, ce conflit n’est toutefois pas une guerre de religion. «
Nous ne sommes pas visés par les chrétiens mais par les anti-balaka, résume
Saoudi Abdouraman Dodo. D’ailleurs, en dehors de Kilomètre-5, il reste
une mosquée debout à Bangui et une poignée de musulmans protégés par leurs
voisins chrétiens. »
Effectivement,
à Lakouanga, près du centre-ville, les habitants du quartier se sont constitués
en groupe d’autodéfense afin de protéger les habitants du quartier, chrétiens et
musulmans. Les musulmans protégés sont au nombre d’une vingtaine, quarante au
maximum. « Nous avons mis nos familles à l’abri au Mali, explique
Boubacar, mais nous, nous sommes restés pour garder nos maisons. Nous sommes
nés ici, nous avons été à l’école ensemble, nous jouons au football. Lorsque le
groupe d’autodéfense nous a dit qu’il nous protégerait, nous savions qu’il n’y
avait aucune raison de ne pas lui faire confiance. »
Constitué
de militaires, le groupe d’autodéfense sait cependant se faire comprendre des
anti-balaka, présents non loin de là. « Nous savons que s’ils viennent faire
du malheur ici, les voyous et les enfants des rues vont en profiter pour piller,
voler et détruire. On s’est organisé pour l’éviter. Le pays sombre dans la
folie. Nous ne voulons pas qu’elle se propage chez nous », explique Kevin,
42 ans, économiste au chômage, l’un des responsables de ce groupe d’autodéfense.
Cependant, comme à Kilomètre-5, les quelques musulmans de Lakouanga ne sont pas
libres de leurs mouvements. Pour eux aussi, trois ruelles plus loin, et c’est la
mort assurée.
LAURENT
LARCHER (à Bangui)
(1)
À Bouar, la mosquée n’a pas été détruite et elle est toujours en activité comme
La Croix a pu le constater samedi 17 mai.