Centrafrique, la parole contre la violence

Des intellectuels et des responsables religieux français sont à Bangui mardi 21 octobre afin de nouer un dialogue avec des personnalités locales sur les raisons de la violence dans le pays

21/10/2014 - 07 H 20 - la-croix.com

Mgr Dieudonné Nzapalainga, archevêque de Bangui, en compagnie de l’imam Omar Kobine Layama, président de la communauté islamique
Mgr Dieudonné Nzapalainga, archevêque de Bangui, en compagnie de l’imam Omar Kobine Layama, président de la communauté islamique (Stringer/Reuters).

Depuis quelques semaines, en Centrafrique, les affrontements entre groupes armés ont repris, causant la mort de plusieurs casques bleus.

« Comprendre les racines de la violence extrême » qui sévit depuis des mois en Centrafrique, ce qu’elle dit de la société de ce pays. Libérer la parole des intellectuels centrafricains sur ce sujet difficile. C’est avec ces objectifs, mais « en toute humilité », qu’une petite délégation d’intellectuels et religieux français quitte Paris mardi 21 octobre pour trois jours de rencontres intensives à Bangui, avec des personnalités locales.

Le pasteur Jean-Arnold de Clermont, vice-président de lObservatoire Pharos du pluralisme des cultures et des religions, et Mgr Marc Stenger, évêque de Troyes et président de Pax Christi France, ont convaincu le juriste Antoine Garapon, l’historien Jacques Sémelin, mais aussi l’imam de Bordeaux Tareq Oubrou de se joindre à eux. Françoise Parmentier, présidente de l’association d’intellectuels chrétiens Confrontations, a rejoint le projet, avec le souci, dit-elle, de « se mettre à l’écoute des femmes » et de la manière spécifique dont elles « vivent cette violence ».

Cinq tables rondes sont prévues, réunissant chaque fois de 30 à 40 personnalités: à l’université de Bangui, au grand séminaire catholique, à la faculté de théologie protestante, avec des responsables musulmans, et enfin à l’Alliance française. À chaque fois, elles se tiendront à huis clos, pour favoriser la qualité et la liberté des échanges.

« Tenter d’éclaircir les causes du conflit »

« Nous sentons bien que la crise centrafricaine n’est pas seulement politique, économique – même si elle l’est – et qu’elle a aussi des racines profondément culturelles, religieuses: comment aurait-elle trouvé sinon un tel soutien dans les populations? » s’interroge Jean-Arnold de Clermont. Pour cela, une seule solution à ses yeux: « Donner la parole aux intellectuels centrafricains eux-mêmes. »

L’initiative se situe dans le droit fil de l’« Appel à la solidarité » lancé en 2008 par l’association Pax Christi en faveur des chrétiens d’Irak. Il avait abouti à la création de l’Observatoire Pharos, structure professionnelle d’information au service du pluralisme des cultures et des religions, présidé par la juriste Mireille Delmas-Marty.

« Depuis 2008, nous avions le souci d’élargir notre vigilance et notre engagement par rapport à la situation de toutes les minorités au-delà des seuls chrétiens, et à la montée des violences, en regardant aussi ailleursqu’au Moyen-Orient », rappelle Mgr Stenger, vice-président de son conseil d’administration. Au titre de Pharos, Jean-Arnold de Clermont a reçu commande des ministères français des affaires étrangères et de la défense d’« éclaircir » les causes culturelles et religieuses du conflit centrafricain.

« Rencontrer toutes les communautés »

Le noyau dur initial a donc été rejoint par d’autres personnalités, religieuses – comme Tareq Oubrou – ou plus scientifiques. Un « attelage » mixte qui ne fait pas peur au magistrat Antoine Garapon: « L’urgence est telle qu’on n’en est plus aux guerres de religion intellectuelles », tranche-t-il, convaincu au contraire que partir avec « un pasteur, un évêque, un imam » sera le moyen de « rencontrer toutes les communautés, de montrer notre neutralité ».

Car c’est la grande inconnue de ce voyage: la petite délégation parviendra-t-elle à mettre ses interlocuteurs en confiance, à les faire se parler, se livrer, alors que la violence semble chaque jour repousser les frontières de l’insupportable? « Comment serons-nous perçus? Je n’en sais rien », avoue Jacques Sémelin, persuadé aussi que, « dans cette affaire, personne n’est ni blanc ni noir »

Pour tous, créer ces espaces de dialogue, servir de « tiers » est en soi un premier pas. « La parole est primordiale », insiste Françoise Parmentier, qui compte sur son expérience de sociologue pour avancer dans ce « travail d’audition » à décrypter « les impensés derrière la parole première ».

Au-delà de leurs étiquettes, tous partagent le même désir: « comprendre », approcher ou plutôt tenter d’approcher les racines de cette violence qui peut faire, du jour au lendemain, d’un simple citoyen le meurtrier de son voisin.

« Ecouter les acteurs »

À la veille du départ, Jacques Sémelin avoue repenser à cette phrase du grand historien Marc Bloch: « Un mot, pour tout dire, domine et illumine nos études: comprendre. » « Pour moi qui suis allé au Rwanda ou en Bosnie plusieurs années après les événements, c’est une expérience nouvelle et sûrement très forte », reconnaît ce spécialiste des massacres et des génocides, désireux « d’écouter les acteurs, leurs témoignages ».

Selon leurs expériences respectives, les membres de la délégation seront plus sensibles à tel ou tel aspect du conflit: ethnique ou culturel, interreligieux, géopolitique, politique ou encore judiciaire. Sans « projeter leurs représentations et critères d’analyses », sans « projeter non plus des considérations éthiques a priori », ils pourront, comme observateurs extérieurs, « aider les acteurs de la société centrafricaine à se donner les outils de dépassement et de résolution » de ces violences, espère Mgr Stenger. Étant entendu que nul ne peut le faire à leur place »

Ce premier voyage devrait être suivi, début décembre, d’un séminaire regroupant à nouveau universitaires, responsables religieux, mais aussi représentants du monde associatif, acteurs publics. De leurs travaux devrait découler un « livre blanc des racines culturelles et religieuses de la crise centrafricaine », prévoit Jean-Arnold de Clermont, ainsi que, « en positif », une analyse pour permettre « la reconstruction du pays sur des bases culturelles et religieuses ». « Rien de solide ne se fera sans cela », estime celui qui a vécu six ans en Centrafrique, et a pu constater à quel point « l’unité » du pays était un sujet en friche.

« Voir et dialoguer »

À l’heure du départ, tous restent extrêmement prudents quant aux suites de leur travail. « Ce genre de situation de violence extrême est toujours le résultat d’une multiplicité de facteurs. Il faut donc rester modeste: qu’aura-t-on compris en profondeur? Je ne sais pas », avoue l’historien Jacques Sémelin.

Il voit dans ce voyage l’occasion d’un « premier contact », mais aussi « un symbole, une manière de ne pas les laisser tout seuls dans cette confrontation interne ». « La gravité de la situation en Centrafrique n’est pas traduite dans les médias français. Plus encore que d’autres conflits, c’est un peu un fait oublié », appuie Antoine Garapon.

L’archevêque de Bangui, Mgr Dieudonné Nzapalainga, qui sera l’hôte de la délégation, apprécie déjà le « signal fort » qu’elle envoie. « J’attends que nos frères viennent et qu’ils puissent essayer d’écouter, voir de leurs propres yeux, dialoguer avec les gens, et se faire leurs propres jugements. Car la situation est complexe », indique-t-il.

Et d’ajouter: « Peut-être pourra-t-elle accentuer la pression sur les autorités françaises pour dire stop aux violations des droits de l’homme? Et si jamais ils arrivaient à mobiliser les croyants dans un élan de solidarité, ce serait aussi un message très fort pour nous. »

Anne-Bénédicte Hoffner