La
République centrafricaine en quête de justice
BANGUI,
3 novembre 2014 (IRIN) - Alors que la Cour pénale internationale (CPI)
intensifie son action en République centrafricaine (RCA) en s'engageant à
traduire en justice les principaux auteurs d'actes de violence, des efforts
concertés sont déployés pour lutter contre l'impunité, endémique dans ce pays.
Mais avec l'insécurité qui prévaut dans de nombreuses régions, les solutions
rapides sont exclues.
La procureure de la CPI, Fatou Bensouda, a annoncé
en septembre que la Cour était prête à ouvrir sa deuxième enquête en RCA. Selon
elle, l'examen préliminaire du mois de février a « rassemblé et analysé
scrupuleusement les informations pertinentes émanant de diverses sources fiables
», ne laissant aucun doute sur la légitimité d'une intervention de la CPI en
vertu du Statut de Rome. « La liste des atrocités commises est interminable »,
a-t-elle souligné. « Je ne peux pas ignorer ces crimes présumés. » [ http://www.icc-cpi.int/en_menus/icc/structure%20of%20the%20court/office%20of%20the%20prosecutor/reports%20and%20statements/statement/Pages/index.aspx
]
Il se peut que les enquêtes préliminaires soient bouclées à
l'heure qu'il est, et que la CPI s'apprête à mener une enquête complète, mais La
Hague ne s'est pas prononcée sur les délais à prévoir avant que les suspects
soient identifiés, les mandats d'arrêt délivrés et les accusés traduits en
justice.
Séléka
et anti-balaka, recherchés au même titre pour crimes de guerre
Un
rapport du Bureau du procureur de la CPI, daté du 24 septembre, décrit en détail
la manière dont la RCA a plongé dans la guerre civile en août 2012, ainsi que le
rôle tenu par les insurgés de la Séléka et par les milices anti-balaka qui ont
tenté de contrer la rébellion. La CPI dépeint une période de persécutions et de
pogroms pendant laquelle des citoyens ordinaires étaient régulièrement pris pour
cible en raison de leur appartenance ethnique ou religieuse. Le document se fait
écho de rapports antérieurs produits par des organisations telles que Human
Rights Watch (HRW) et la Fédération internationale des ligues des droits de
l'homme (FIDH), et de témoignages de défenseurs centrafricains des droits de
l'homme. Mme Bensouda elle-même accuse les combattants de la Séléka et les
anti-balaka d'avoir commis « des crimes contre l'humanité et des crimes de
guerre, notamment le meurtre, le viol, le déplacement forcé, la persécution, le
pillage, les attaques contre des missions d'aide humanitaire et le fait de faire
participer des enfants âgés de moins de quinze ans à des hostilités
».
La
Commission des Nations Unies lance un appel au dialogue entre chrétiens et
musulmans
La
Commission d'enquête des Nations Unies sur les violations des droits de l'homme
en RCA, instaurée par la résolution 2127 du Conseil de sécurité en décembre
2013, tire des conclusions similaires. Après une première visite en RCA en mars
2014 et une étude de suivi aux mois d'avril et de mai, la commission a présenté
son rapport préliminaire en juin. Le document soulignait la prévalence
d'exécutions extrajudiciaires, de disparitions forcées, d'actes de torture ainsi
que d'arrestations et de détentions arbitraires. Le président de la Commission,
le Camerounais Bernard Muna, ancien procureur adjoint du Tribunal pénal
international pour le Rwanda (TPIR), a mis en garde contre le « discours de
haine » alimentant les tensions et a appelé de ses voux un dialogue urgent entre
musulmans et chrétiens.
Tensions
et terreur pour la profession juridique
La
CPI bénéficie du clair soutien du gouvernement intérimaire de la présidente
Catherine Samba Panza. Dans un communiqué adressé à la CPI le 30 mai faisant
allusion à la situation en RCA, le gouvernement de Mme Samba Panza a évoqué « de
nombreux cas de crimes contre l'humanité et autres odieuses violations des
droits de l'homme perpétrés depuis 2012 ».
Tandis que l'action de la CPI
prend de l'ampleur, défenseurs des droits de l'homme et experts juridiques n'ont
de cesse de dénoncer les carences flagrantes du système judiciaire
centrafricain.
Les magistrats ont vu leur salaire augmenter avec
l'arrivée au pouvoir de Michel Djotodia en mars 2013. Cependant, à l'instar de
nombreux autres secteurs de l'administration, le système judiciaire tourne bien
en deçà de sa capacité normale et fait face à de graves difficultés. Le manque
de ressources fondamentales est un inconvénient, mais les risques encourus
quotidiennement par les magistrats et leurs collègues sont encore plus
éloquents. « Lorsque les magistrats essaient de faire leur travail correctement,
ils sont menacés, ainsi que leurs familles », a dit un procureur adjoint à IRIN.
« Pour l'heure, la priorité est de sauver nos propres vies. »
« Même dans
les salles d'audience, la sécurité n'est pas garantie », s'est plaint un
fonctionnaire du ministère de la Justice. « Il est fréquent que des proches des
personnes inculpées se rendent au tribunal pour faire pression.
»
Plusieurs détenus se sont échappés et ont rejoint les rangs de
différents groupes armés. Du fait des difficultés de fonctionnement des
structures policières et militaires en RCA, des soldats de l'opération militaire
française Sangaris ont arrêté des combattants anti-balaka. Mais l'un des
principaux dirigeants du mouvement anti-balaka, Patrice-Édouard Ngaïssona, a
ultérieurement été relâché par les autorités.
Lors d'une visite à Bangui
en avril 2014, le Haut-commissaire des Nations Unies aux droits de l'homme de
l'époque, Navi Pillay, a dénoncé « l'impunité totale, l'absence de justice, de
lois et d'ordre en dehors de ce qu'apportent les troupes étrangères
».
Un
besoin de justice endogène
Mme
Pillay s'est prononcée en faveur de profondes réformes juridiques et de la
création d'une commission nationale des droits de l'homme, en avertissant
toutefois : « Créer un système judiciaire efficace, avec des prisons, des forces
de l'ordre et autres institutions publiques fondamentales, en partant de zéro ou
presque, est une entreprise colossale et complexe qui ne peut se faire en
rognant sur les coûts ».
Dans son rapport de juillet 2014, République
centrafricaine : il est temps de rendre des comptes, Amnesty International a
critiqué l'approche hésitante de la communauté internationale vis-à-vis des
problèmes de la RCA en matière de justice et de droits de l'homme. [ http://www.amnesty.org/fr/library/info/AFR19/006/2014/fr
]
Amnesty a souligné l'importance d'une prise de
responsabilité accrue de la RCA dans l'administration de la justice, sans quoi
le pays en paiera les conséquences. « Si la République centrafricaine ne lance
pas ses propres enquêtes et poursuites, de nombreux auteurs de crimes relevant
du droit international continueront d'échapper à la justice
»
Un
tribunal pénal spécial pour Bangui
Au
nombre des recommandations d'Amnesty figure la création d'un tribunal « hybride
», composé à la fois de personnel centrafricain et international. Selon
l'organisation, un tel organe pourrait contribuer à apporter crédibilité au
système judiciaire national et à le rendre plus digne de confiance.
La
RCA semble s'engager dans cette voie. En août, le gouvernement et la Mission des
Nations Unies en RCA (MINUSCA) ont signé un accord relatif à l'instauration d'un
tribunal spécial, composé de magistrats centrafricains et d'experts juridiques
étrangers. Tandis que la CPI s'occupera de juger les criminels les plus
dangereux du pays, le tribunal spécial s'attaquera aux violations des droits de
l'homme et aux manquements au droit international humanitaire, y compris aux
actes de violence sexuelle et aux violations des droits des enfants. La création
du tribunal dépend de l'adoption d'une loi par le Parlement intérimaire de la
RCA, le Conseil national de transition (CNT). D'après des sources contactées par
IRIN au ministère de la Justice, cette loi devrait être en place d'ici fin
2014.
Une
unité d'enquête prête à aller plus loin
En
avril 2014, le gouvernement a annoncé la création d'une Cellule spéciale
d'enquête et d'instruction (CSEI). La mission de la CSEI, qui travaille sous la
houlette du procureur général de la Cour d'appel, va bien au-delà du conflit
récent puisqu'elle couvre des crimes commis à partir du 1er janvier 2004, soit
neuf mois après le début du mandat de François Bozizé qui dura 10 ans. Cela
témoigne d'une volonté d'équilibre, en ne cantonnant pas les enquêtes à une
seule administration. Parmi les « crimes graves » sujets à enquête figurent les
crimes contre l'humanité, les crimes de guerre et les crimes d'agression. En
vertu de son décret fondateur, la CSEI se compose à la fois de juristes,
notamment de juges et de procureurs, et de 20 officiers de police judiciaire
issus des forces nationales de police et de gendarmerie. Malgré un accueil
favorable de la part des experts juridiques et des défenseurs des droits de
l'homme, on s'inquiète déjà du manque de ressources et de la capacité de la
CSEI à mener des enquêtes de fond, notamment à l'extérieur de
Bangui.
La Commission d'enquête mixte créée en mai 2013, sous l'éphémère
administration Djotodia, avait soulevé des réserves comparables. Dirigée par
Flammarion Gaba, un haut magistrat centrafricain, la commission conférait
également un rôle important à Mathias Moruba, le président de l'Observatoire des
droits de l'homme (ODH). Les autres membres étaient issus de la gendarmerie et
de l'armée. Bien que la commission ait reçu des dizaines de plaintes et de
demandes de réparation de la part de victimes de violations des droits de
l'homme et autres crimes, son efficacité a été mise en cause. Il semblerait
qu'elle ne soit plus opérationnelle.
Convaincre
les sceptiques
La
détermination affichée de la CPI à poursuivre les criminels de guerre et la
création de nouvelles institutions en RCA n'ont pas suffi à convaincre tout le
monde.
C'est la deuxième fois qu'il est fait appel à la CPI en RCA. En
2004, le gouvernement Bozizé avait réclamé l'intervention de la CPI à l'encontre
de Jean-Pierre Bemba, homme politique et ancien chef rebelle congolais, en
accusant les troupes de son Mouvement pour la libération du Congo (MLC) de
multiples violations des droits de l'homme en 2002 et 2003, suite à leur
enrôlement par le président de l'époque, Ange-Félix Patassé. [ http://www.icc-cpi.int/en_menus/icc/situations%20and%20cases/situations/situation%20icc%200105/Pages/situation%20icc-0105.aspx
]
Bemba a été arrêté en Belgique en mai 2008 et doit répondre
de deux chefs d'accusation de crimes contre l'humanité et de trois chefs
d'accusation de crimes de guerre. Le procès a commencé en novembre 2010. D'après
la CPI, la clôture des déclarations orales est prévue pour novembre
2014.
Benjamin Grekoy, un petit entrepreneur, a dit à IRIN que le retard
accumulé le laissait perplexe. « Cela fait des années que Bemba a été arrêté et
son procès n'est toujours pas terminé. Pourquoi ? Quand sera-t-il jugé ?
»
M. Grekoy est également sceptique quant à la détermination du
gouvernement à enquêter sur des violations des droits de l'homme du passé. «
Entre l'époque de Bozizé, celle de Djotodia et Mme Samba Panza aujourd'hui, les
enquêtes sont nombreuses, mais sans réel résultat », s'est plaint M. Grekoy. «
C'est aux Centrafricains qu'il revient de déposer les armes et d'arrêter de
s'entretuer. Autrement nous sommes coincés avec des enquêtes qui ne mènent nulle
part. »
Mais Joseph Bindoumi, le président de la Ligue centrafricaine des
droits de l'homme (LCDH), se montre plus optimiste.
« À notre niveau, ici
à la LCDH, nous pensons que ces initiatives sont les bienvenues, car la justice
est l'arme la plus efficace en situation de conflit », a dit M. Bindoumi à
IRIN.
« Chaque fois qu'il y a une action du système judiciaire
international, la CPI par exemple, cela doit nous encourager, nous autres
défenseurs des droits de l'homme, car nous savons que le but de tout ceci est de
mettre un terme aux actions des criminels. Pour en finir avec la guerre, des
menaces de sanction sont nécessaires. Je sais que tout cela demande du temps,
mais les Centrafricains doivent se montrer patients. Ils doivent garder l'espoir
qu'un jour les personnes ayant perpétré de graves violations des droits de
l'homme devront répondre de leurs actions. »