A
Bangui, «aux musulmans les affaires, aux chrétiens les affaires du pays»
Le
portrait du pape François affiché sur la cathédrale Notre-Dame-de-Bangui, jeudi,
à la veille de sa visite officielle.
Photo Gianluigi Guercia. AFP
A
l'occasion de la visite du pape François ce vendredi en République
centrafricaine, Philippe Mayol, responsable Afrique du CCFD-Terre solidaire,
explique sa mission pour tenter de désamorcer les violences
interconfessionnelles.
A
Bangui, «aux musulmans les affaires, aux chrétiens les affaires du pays»
Philippe
Mayol est le responsable Afrique du Comité catholique contre la faim et pour le
développement (CCFD-Terre solidaire). Il revient d’une mission en République
centrafricaine (RCA) et fait le point sur le dialogue interreligieux à
l’occasion de la visite ce vendredi du pape François à Bangui, la
capitale.
Les
violences interconfessionnelles ont atteint des pics avec plus de 100 victimes
depuis septembre, notamment à Bangui. Comment faites-vous pour faire «tomber»
ces mutuels préjugés entre chrétiens et musulmans ?
Les
jeunes, avec qui nous travaillons dans les quartiers à Bangui, au sein de
l’association Plateforme interconfessionnelle de la jeunesse centrafricaine
(Pijca), ne veulent pas tomber dans ce piège du communautarisme. Tout cela est
extrêmement fragile. Nous sommes en lien avec la société civile, leaders ONG,
membres d’organisations des droits de l’homme, leaders paysans. Notre boulot,
modeste, est de cibler les préjugés interconfessionnels. Concrètement, c’est
trouver des espaces de discussions à Bangui, par exemple, où jeunes chrétiens et
musulmans se retrouvent dans une société fracturée, abîmée et mettent à plat
leurs problèmes de tous les jours. C’est un espace précieux pour se découvrir et
tenter de retirer une couche de leurs préjugés mutuels.
Un
exemple ?
Il
y a certains jeunes musulmans qui sont persuadés qu’ils n’ont pas le droit de
partager un repas avec de jeunes chrétiens parce que l’imam de leur quartier l’a
décrété. A travers cet exemple se découvre la problématique de formation des
imams en Afrique de l’Ouest, mais aussi de la lutte souterraine pour le
leadership de la diplomatie religieuse entre Rabat et Alger, mais ceci est un
autre débat… Se pose donc de fait la question des imams et de leur sélection.
Ces derniers sont choisis sur leur capacité à conduire la prière et pas
forcément sur leurs capacités théologiques. Par conséquent, se pose le problème
de celui qui donne des repères de vie commune, de celui aussi qui propage les
rumeurs et encourage les préjugés. Cela dit, certains prêtres contribuent aussi
à la propagation de rumeurs. On voit donc que la seule source d’information pour
certains musulmans passe par la mosquée et par un iman pas du tout formé. Tout
l’enjeu de ces rencontres entre jeunes hommes et jeunes filles d’horizons
différents, à l’abri de la violence du quotidien, mises en place par nous il y a
deux ans, est de leur faire découvrir qu’ils ont des choses en commun dans cet
environnement totalement perturbé par les terribles
violences.
Vous
avez fondé beaucoup d’espoir sur un autre dialogue institutionnel avec
l’archevêque, l’imam de Bangui et le représentant des églises évangéliques. Où
en êtes-vous ?
Nous
les avons soutenus dans leur démarche et leurs actions courageuses ont permis de
maintenir un dialogue entre les communautés au niveau national. Notre objectif
est aussi de favoriser ce dialogue interreligieux auprès des jeunes et de les
encourager ainsi à rencontrer d’autres personnes dans les églises, les mosquées,
les quartiers afin de parler de leur avenir, de ce qui les rassemble et les
divise. Les jeunes qui se voient et se rencontrent au sein de Pijca sont
conscients des difficultés de ce travail. Ils ne sont pas dupes par exemple des
dérives sectaires de certaines églises évangéliques. Certaines sont clairement
dans un «évangélisme business». D’autres ont une attitude très prosélytiste et
peuvent rendre difficile ce dialogue interreligieux. La RCA, comme beaucoup de
pays en crise, est un terreau favorable pour le développement de telles églises.
Elles apportent des réponses fausses aux populations traumatisées par ces
violences. Ces églises peuvent aussi recevoir des financements importants de la
part de leur équivalent nord ou sud-américains. Une sorte de concurrence
religieuse entre églises chrétiennes traditionnelles et sectaires peut gagner la
RCA en temps de crises économique, de gouvernance, de sécurité. Tout cela est
sous-tendu par la corruption qui gangrène la société. C’est aussi un défi pour
l’Eglise catholique de savoir répondre à ces détresses et de s’adapter à ces
situations. La visite du pape est pour cela très importante. Et à Bangui, c’est
dans ce panorama chaotique et instable que François se rendra ce
vendredi.
Quel
est le poids de l’Eglise ?
Je
parlerais de son poids politique et sociétal. Elle a formé une grande partie des
élites du pays. Celles qui ont gouverné et celles qui gouvernent encore. D’où
cette méfiance des musulmans qui ont l’impression, souvent justifiée par
ailleurs, d’avoir été tenus en marge. Aux musulmans les affaires, aux chrétiens
la conduite des affaires du pays. Aujourd’hui, la mission de ces groupes de
jeunes à l’intérieur de ces groupes interconfessionnels c’est d’en discuter, de
libérer la parole. C’est une mission modeste, fragile, mais on voit qu’à petite
échelle cela fonctionne malgré le chaos et la dégradation qui nous inquiète
tous.