En
Centrafrique, le cycle des violences risque de se poursuivre
La
Croix , le 26/11/2018 à 10h30
Benoît
Lallau est maître de conférences à Sciences-Po Lille. Connaissant la RCA depuis
près de trente ans, il était à Alindao, dans le cadre d’un partenariat avec
la Caritas Centrafrique, le jour où l’évêché
a été attaqué et soixante personnes tuées.
Voici
son témoignage.
Des
déplacés qui reviennent sur le site / Crédit benoit Lallau
15 Novembre
2018
Évêché
d’Alindao, une petite ville à 500 km au sud-est de Bangui, en République
Centrafricaine. Il est 5 heures du matin. Je me réveille en même temps que
tous mes voisins, les « déplacés » du « site
catholique ».
Que
sait-on de l’attaque contre l’évêché d’Alindao, en Centrafrique ?
Le
camp s’est créé spontanément en mai 2017, lors d’affrontements entre milices
antibalaka (groupes d’autodéfense villageois), majoritairement des Chrétiens, et
l’une des composantes de l’ex-rebellion séléka, musulmane :
l’UPC. UPC comme Union pour la Paix en Centrafrique, mais ne vous laissez pas
abuser par le nom, nous avons ici affaire à des professionnels de la prédation
sans projet politique national, comme ils s’en trouvent beaucoup en RCA ces
dernières années. Jusqu’en mai 2017, cette ville d’Alindao était relativement
préservée par le conflit centrafricain. Elle n’avait connu que, si l’on peut
dire, la mise à sac de janvier 2013, lorsque les séléka s’emparaient l’une
après l’autre des localités du pays. Depuis la ville vivait sous
« administration » de l’UPC, difficilement donc, mais elle vivait.
Tout a changé suite à ces affrontements de mai 2017, et aux sanglantes
représailles exercées par les miliciens séléka. Quatre camps se sont constitués,
dont celui-ci, le site catholique (appelé ainsi car situé sur et à proximité de
la concession de l’évêché). Il est de loin le plus important, regroupant à lui
seul plus de personnes (quelque 26 000) qu’il n’y avait d’habitants à
Alindao avant ces massacres. Car la plupart des villages environnants ont aussi
été détruits par les UPC et désertés par leurs habitants. La ville n’en est plus
vraiment une, constituée de sites de déplacés regroupant pour l’essentiel les
chrétiens et animistes, sous la protection des casques bleus de la Minusca (1),
et d’un quartier musulman protégé par les séléka. La coexistence paisible qui a
longtemps prévalu entre les différentes confessions n’est plus qu’un souvenir,
qu’un regret.
En
Centrafrique, donner la parole aux victimes pour construire
l’avenir
Qu’est-ce
qu’un site de déplacés ?
Dans un dédale de petits sentiers, les huttes de bambou et de paille s’entassent
les unes sur les autres. Mais cette confusion n’est qu’apparente, le camp est
organisé par blocs, onze ici, dont les noms montrent qu’on est bien dans le site
occupé par des chrétiens :
Samarie, Jéricho, Jérusalem, etc. Les humanitaires (outre la Caritas, citons
Action Contre la Faim et Cordaid en particulier) ont fourni des bâches pour
protéger les déplacés de la pluie, et surtout, ont efficacement « fait du
WASH » (entendez Water Sanitation and Hygiene), c’est-à-dire
développé l’accès à l’eau potable et aménagé des latrines, essentiel pour éviter
des épidémies de choléra dans ces espaces improvisés de forte concentration
humaine. Mais les déplacés ne comptent pas sur l’aide humanitaire pour survivre.
Paysans, ils s’efforcent de se rendre au champ pour travailler leurs parcelles
de manioc, de maïs, d’arachide. Ce qui est dangereux. On ne compte plus les
personnes abattues par les séléka, alors qu’elles s’étaient trop éloignées du
site pour leurs activités agricoles.
Des
volontaires de la Croix Rouge / Credit Benoit Lallau
Ces
derniers temps, la tension est montée. Les leaders de l’UPC accusent les
religieux catholiques de susciter le désordre, en abritant de nombreux
antibalaka sur le site, et même en leur fournissant les armes et les munitions
leur permettant de s’en prendre à des musulmans. Accusation sans fondement, mais
en suite de laquelle ils exigent que le camp soit vidé, que les familles
retournent dans leur quartier ou leur village. Ce qu’aucune n’est prête à faire,
étant donné l’insécurité qui perdure, et parce que souvent, elles n’ont plus de
maison. La vraie raison de cette hostilité vis-à-vis de l’Église catholique est
sans doute ailleurs :
il s’agit de la seule institution concurrente à l’administration séléka, dans
une région où, de fait, l’État centrafricain n’a strictement aucune prise. Dans
« l’État UPC », réminiscence des sultanats précoloniaux, les églises
chrétiennes n’ont pas leur place, des empêcheurs de piller en rond, en quelque
sorte…
Ce
15 novembre donc, la décision est prise par l’UPC, celle d’éradiquer ce
site, repère d’antibalaka, et cet évêché, leur « protecteur ». Une
agression d’un musulman, aux circonstances peu claires, sert de prétexte. Dans
les jours qui ont suivi, sur Radio France Internationale (qui se contente de
relayer la version officielle de la Minusca), on parle d’un affrontement entre
groupes armés. Faux. Il s’agit d’une razzia, dans les règles de
l’art :
terroriser, tuer, piller, détruire. Les tirs, très intenses, durent de
8 heures du matin à la nuit tombée. Trois vagues d’assaillants et de
pillards se succèdent, les séléka d’Alindao, puis des « renforts »
venus d’une petite ville à 60 km, désirant prendre leur part, et enfin une
partie de la population musulmane de la ville, venant, comme c’est l’usage,
ramasser les miettes laissées par les hommes en armes.
Évêque,
en sango cela se dit Kota Bwa, littéralement grand prêtre. Et plus que jamais
Mgr Cyr-Nestor Yapaupa, l’évêque du lieu, mérite ce titre. Il incite les
habitants du site à fuir en brousse alors qu’ils viennent se réfugier autour de
l’évêché. Beaucoup lui doivent la vie. Il discute calmement avec les séléka,
tentant de freiner leur violence et leur enthousiasme. Car ils sont contents,
tous ces gamins, leurs éclats de rire contrastent avec la peur des déplacés,
avec la nôtre. C’est un grand jour pour eux, enfin ils ont détruit ce repère
d’antibalaka et se sont bien servis au passage. Ce fait d’armes n’a pourtant
rien de glorieux. Face à eux, à peine quelques jeunes armés de fusils
artisanaux, bien vite mis en fuite. Et surtout, un contingent mauritanien de la
Minusca complètement passif. 26 000 personnes fuyant en brousse, les 11
blocs du camp tout ou partie calcinés, les bâtiments catholiques pillés et pour
certains incendiés au lance-roquettes, pour le plaisir, pour le symbole. Et les
casques bleus ne bougent pas, les soldats de la paix restent terrés derrière
leurs protections, autour du site. De quoi une nouvelle fois alimenter les
accusations de collusion entre Minusca mauritaniens et séléka, religion oblige.
Collusion ou pas, terrible incurie, une nouvelle fois de ces onusiens et leurs
opérations de « maintien de la paix ».
Nous
revenons sur le site, sous la protection des Minusca, burundais cette fois. La
fumée, âpre, nous prend à la gorge. A perte de vue, des cendres, du bois ou des
récoltes qui terminent de se consumer.
Une
vue du site / crédit Benoît Lallau
Des
corps, souvent calcinés, commencent à être mis en terre. Deux prêtres comptent
parmi les quelque soixante victimes. Dans l’enceinte du presbytère, comme tant
d’autres, une jeune maman est penchée sur les ruines fumantes de ce qui était la
hutte familiale, recherchant ce qui n’a pas été brûlé, ou pillé . Il faudra
toute recommencer, une fois encore. Mais où, et avec quelle sécurité ?
Cette jeune femme m’interpelle, me demandant ce qu’il faut faire maintenant, où
il faut aller, elle pleure. Je m’éloigne.
Une jeune maman est penchée sur les ruines fumantes
de ce qui était la hutte familiale / Crédit Benoit Lallau
Les
séléka permettent enfin à la Croix-Rouge centrafricaine de pénétrer sur le site,
pour terminer le travail d’inhumation des corps. Ces volontaires sont sous la
protection des casques bleus, qui semblent craindre de nouveaux incidents.
D’ailleurs les antibalaka commencent à faire entendre leur colère et leur soif
de vengeance. Le cycle des violences risque bien de se poursuivre, ici et
ailleurs, tant que perdurera l’impunité des pillards et des massacreurs, quelle
que soit la religion dont ils se réclament.
Dimanche
18 novembre après-midi, je suis dans l’hélicoptère de la Minusca qui nous
ramène vers Bangui. Cela n’a pas été simple de rentrer. Nous nous sommes vus
refuser l’accès au vol humanitaire usuel, de l’UNHAS (2), par le responsable du
PAM (3) en Centrafrique. La raison avancée :
les UN se doivent de conserver toute neutralité dans le conflit, et donc l’UNHAS
ne peut dans ce contexte accepter des prêtres et des personnels de la Caritas.
Vous ne parlez pas la novlangue UN ?
je traduis :
nous ne sommes pas les victimes d’une razzia, mais des belligérants. Me voilà
donc considéré par ce technocrate onusien comme un chef de milice antibalaka, de
même que les prêtres et l’économe du diocèse qui m’accompagnent. Bizarrement
peut-être, j’en veux presque plus à ce monsieur, rentier parmi beaucoup d’autres
de la crise centrafricaine, qu’aux gamins de la séléka.
(1)
MINUSCA :
Mission multidimensionnelle intégrée des Nations unies pour la stabilisation en
Centrafrique, déployée en avril 2014.
(2)
UNHAS :
United Nations Humanitarian Air Service.
(3)
PAM :
Programme Alimentaire Mondial, en charge aussi de l’UNHAS.
https://www.la-croix.com/Debats/Forum-et-debats/En-Centrafrique-cycle-violences-risque-poursuivre-2018-11-26-1200985574