Faisons redécoller l'avion de Boganda.
"De 1959 à 2005, la nation
centrafricaine a réalisé un parcours exceptionnel ponctué
d'une longue liste de faits insolites qu'on ne saurait
énumérer. Aujourd'hui, en dépit de l'âge de la maturité, les
faits sont là : l'être n'est qu'un vieil enfant sévèrement
affaibli par une maladie chronique.
Cependant, cette nation semble avoir pris conscience, et de sa
morbidité et de son nanisme congénital en s'engageant
résolument dans une démarche de réflexion sur sa destinée, en
ce temps de nécessaires transitions des pensées, des
mentalités et des comportements, imposées par la conjoncture
actuelle. Il serait intéressant à mon avis, dans ce même
élan, de marquer un arrêt pour interroger l'histoire à propos
d'un évènement. Un évènement historique dont les corollaires
ne cessent de nous interpeller au quotidien, sans toutefois, en
dépit de ces récurrents rappels, suggérer l'éventualité
d'une relation de cause à effets avec l'histoire.
Interrogeons-nous sur le choc survenu le 29 mars 1959 aux
tréfonds de la forêt oubangienne, joyau de cet immense
territoire accordé à seulement quelques rares millions d'âmes.
Très récemment un proche ami me contait un voyage sur les
routes scabreuses serpentant ce tapis de savanes et de forêts
dont la texture n'avait pas son pareil à mille lieux à la
ronde, symbole d'une intelligente conjugaison d'une géologie
exceptionnelle et d'un climat hautement généreux. Lors de cette
expédition dans le nord de la Centrafrique, le mec ne croyait
pas ses yeux : une myriade de zèbres, des quantités
d'éléphants, de girafes, des troupeaux de rhinocéros, des
gazelles, des panthères et lions, des cohortes de buffles et
d'autres gibiers, des crocodiles et hippopotames, des
échantillons d'oiseaux, etc. tous, sans exception, visiblement
affolés par les tintamarres du moteur de l'aéronef à bord
duquel, caméra sur l'épaule, son père réalisait son film.
Dans la flore extravagante en ces lieux en effet, habite, ou plus
exactement, habitait une faune riche et variée, dont la
coloration ne peut susciter que passions et convoitises. Jadis
les touristes couraient dans tous les sens dans ces jardins
paradisiaques à la découverte de la splendeur inouïe sous la
bannière quelque peu trompeuse de "Safari".
Malheureusement aujourd'hui il n'y a presque plus rien de ce beau
spectacle, conséquence du passage d'un vent dévastateur dont le
souffle a balayé toute trace de vie, des décennies durant, et
dont les secousses continuent de faire parler d'elles. Tels les
vibrations d'un séisme d'une magnitude élevée sur l'echelle de
Richter, ces secousses, dans leur furie naissante, ont justement
fait chuter un oiseau dans la soirée du 29 mars 1959. Cet oiseau
transportait dans ses entrailles un homme qui rêvait de faire de
ce bout de terre un paradis, un homme qui avait foi en l'avenir
de ce territoire, un homme qui était convaincu que le
développement de l'homme ne peut se réaliser que si les cinq
verbes que sont nourrir, soigner, loger, vêtir et éduquer
pouvaient être conjugués quotidiennement, sans délais, sans
ambiguïté et sans fausse note.
C'est tout à fait normal pour nous autres, jeunes et moins
jeunes wä-bè-Afrika, de commémorer sa mort en ce jour
anniversaire du 29 mars 2005 à Dakar, comme l'exige la
tradition, avec une persistante et légitime interrogation non
seulement sur les circonstances réelles de sa mort, mais aussi
sur l'état virtuel de notre pays aujourd'hui si cette fatalité
ne se s'était jamais produite. Tout cela parce que cet ancien
prêtre n'a rien de commun avec les autres dirigeants de ce pays
dont les parcours ne méritent que mépris et opprobres :
insuffisance de droiture, manque d'ambition, carence de
philosophie, absence de vision, trouble psychosomatique, etc. La
forêt équatoriale a, en ce jour et de manière cruelle,
dérogé à la règle de la vie en avalant cet illustre homme
largement au dessus de la mêlée, porteur d'un projet réel,
d'une rare vision pour l'éclosion d'une société moderne. Un
homme capable, en bon député, de mobiliser autour des
nécessaires questions de développement. Voilà pourquoi elle
meurt à petit feu, cette forêt.
Voilà pourquoi l'errance a pris la place de l'espérance, et
pourquoi l'arbre de la sagesse a donné et donne encore des
fruits amers après être arrosé avec de l'eau souillée.
L'avion s'est fracassé en mille morceaux et puis plus rien.
Mystère. Une légende raconte qu'il y'avait au départ de
l'expédition un colis suspect, qu'il y eut encore des vies
après le crash, vite abrégées par des mains assassines, et que
les bières n'avaient comme contenu que des cailloux lors des
cérémonies funèbres. Fin de la légende. Plus rien ne se
passera dans ce pays en proie à de multiples distorsions
sociales et à une profonde dégénérescence économique,
couplées à une indigence de viables idées directrices jusqu'à
ce jour. Terre sans guide, siège de la sécheresse, habitacle de
pensées rétrogrades, pays de la contre modernité, sol sans
ressource vitale quoique rempli de pierres précieuses, voilà ce
qu'est devenu notre patrie.
Je vous invite tous, chers compatriotes, à faire, par devoir de
mémoire, un tourisme utile sur ce territoire qui a cessé
d'être le notre depuis lors, car des individus véreux ont
décidé d'ensevelir à jamais notre histoire dans une sorte de
manoeuvre dilatoire consistant à se renvoyer la balle à chaque
fois qu'ils sont interpelés sur la question. Aucun écrit à
l'heure actuelle, en effet, n'est en mesure de nous édifier sur
les importants faits survenus juste à la veille des
indépendances. Reprenons l'histoire là où elle s'est
interrompue prématurément le 29 mars 1959, dans la région Sud
du pays. L'avion accidenté et obsolète doit répartir si nous
avons encore à coeur l'émancipation de cette tranche de terre
perdue au coeur du continent africain. Creusons, fouillons,
retournons, à l'instar des archéologues, des sociologues, des
historiens ou des anthropologues pour redécouvrir la vie dans
les ruines de l'histoire et la relancer sans délais, afin de
nous réapproprier l'énergie développementiste suspendue aux
arbres centenaires de ce funeste endroit. Cette société
orpheline s'est trop longtemps laissée abuser par de faux
guides, des imposteurs de première heure, dont la myopie et la
platitude ont malheureusement éloigné les préoccupations de ce
gisement d'enseignements, ce point de repère névralgique qu'est
le lieu du crash.
Il est impérieux d'opérer la remise sur pied urbi et orbi de
cet appariel, symbole de l'essor et de l'envol pour ce pays tels
que l'a voulus le père fondateur de la république. Ce père
dont les enfants sont privés dès leur naissance, alors que la
présence d'un paternel est indispensable à cette période de la
vie.
L'image de l'avion est marquante car une observation minutieuse
relèvera que le processus du développement ressemble, à s'y
méprendre, au décollage et au pilotage d'un aéronef. Tout y
est : Vérification du plan de vol, du moteur, du fuselage, des
trains, du carburant, du gaz, de l'électronique, le personnel
naviguant, la psychologie des passagers ; dégagement de la piste
de décollage, contrôle de la météo, bonne accélération pour
le départ, contrôle des paramètres internes et externes ;
décollage au moment opportun, maintien de l'équilibre, prise
progressive de l'altitude, stabilité du mouvement, contact
permanent avec la tour de contrôle, état de veille perpétuelle
afin de manoeuvrer en cas de turbulence, etc. Exactement les
mêmes attitudes et gestes indispensables pour atteindre les
objectifs de développement socio-économique ne figurant
malheureusement que dans les discours philologiques chez nous.
Imaginons un instant notre véhicule spatial, obligé de se poser
en catastrophe dans la forêt dense à la faveur d'un putsch ou
d'une alternance artificieuse, et imaginons un seul instant qu'un
bûcheron quoique averti, prend la place du pilote, vers quelle
destination peut on espérer aller ? La prochaine destination ne
peut avoir sans nul doute, qu'un seul nom : "crash".
Cependant cette issue ne sera une fatalité que si un éveil de
conscience ne s'opère pas urgemment et si l'on ne s'entreprend
pas à compenser lacunes et faiblesses du futur dirigeant de
notre pays, issu des urnes bien-sûr, et à en amplifier
qualités et atouts, dans un sursaut patriotique consistant à
l'appropriation par chaque centrafricain où qu'il soit, de la
philosophie de l'efficacité chère au seul visionnaire que la
terre centrafricaine n'ait jamais porté :
"Tout homme est un homme","l'homme qu'il faut à
la place qu'il faut" et "on est là pour faire ce
pourquoi on est là". Faisons répartir illico l'avion de
Boganda afin que renaisse la vie. La balle est dans notre
camp."
Serge Matchinidé
Dakar, Sénégal (Tue, 19 Apr 2005 18:59:44 +0200 (CEST))
Actualité Centrafrique de sangonet