Discours du Président Jacques CHIRAC à l’occasion du lancement de la Fondation CHIRAC - le 9 juin 2008 au Musée du Quai Branly

 

Monsieur le Secrétaire général,Messieurs les Présidents,Mesdames et Messieurs les Ministres,Mesdames, Messieurs, Chers amis, 

 

Les responsabilités d’un homme d’Etat ne s’achèvent pas avec ses mandats publics. Par-delà l’engagement politique, demeure l’engagement de l’homme, le sens de ses combats, ce en quoi il croit. 

 

Si cet homme est français, il est l’héritier d’une vieille culture révélée à elle-même dans l’éclat humaniste de la Renaissance européenne, libérée et enrichie par les philosophes des Lumières et la Révolution, illustrée par les Romantiques, fécondée par les conquêtes sociales du 20ème siècle. 

 

Cette culture est singulière mais elle aspire au vent du large. Ses idéaux sont aussi ceux de nombreux peuples dans le monde. Toujours à réinventer, ils forment ce que Léopold Sédar Senghor avait si admirablement perçu comme un appel à une « civilisation de l’universel ». 

 

Il y a dans l’être même de la France, l’aspiration fraternelle à servir le monde.J’aime mon pays. J’aime l’idée qu’il incarne dans le monde. J’aime cet élan qui le porte à croire que les hommes sont nés libres et égaux en droits et que, malgré leurs différences, ils peuvent être solidaires. 

 

Que la liberté progresse, que l’injustice sociale recule, que la dignité de chacun soit reconnue, c’est tout le sens de mon engagement public.  

 

Un engagement partagé, je le sais, par les hautes personnalités qui m’ont fait l’amitié et l’honneur de m’accompagner dans la nouvelle entreprise de cette fondation. 

 

Chers amis, vous êtes tous d’ardents militants de la paix, du dialogue, du développement. Vous jouez tous un rôle éminent dans vos pays ou à la tête d’organisations internationales. Vous représentez, ensemble, la diversité d’expérience et de cultures nécessaire à l’équilibre du monde. Je vous remercie du fond du cœur de votre présence aujourd’hui à mes côtés. Elle est un encouragement et une promesse. 

 

Construire une culture du respect mutuel, tisser des liens entre les hommes, bâtir une société internationale plus harmonieuse, est une urgence vitale pour l’humanité.  

 

La crise alimentaire ou l’ébranlement des finances mondiales nous rappellent que notre monde est confronté à une conjonction de périls sans précédent. Tous les hommes de bonne volonté doivent se mobiliser pour que prévale la paix sur les facteurs de guerre, la solidarité sur l’indifférence, le partage sur l’égoïsme, la responsabilité sur la résignation à la fatalité.  

 

La grande question aujourd’hui est bien celle du monde que nous allons léguer aux générations futures. C’est aussi parce qu’il s’agit de l’avenir des Français, de leurs enfants, que j’ai souhaité prendre toute ma part dans ce combat. Avec eux, je veux rester pleinement mobilisé. 

 

Alors que la mondialisation a favorisé une multiplication des échanges et des progrès sans équivalent dans l’histoire, l’humanité peut-elle poursuivre sa marche sans résoudre les crises profondes qui l’affectent ? 

 

Depuis la fin des années 1980, un triple danger s’impose à nos consciences : le danger d’uniformisation de nos cultures, celui de la destruction de notre environnement, celui du scandale de la pauvreté. Ce sont là autant de menaces majeures pour la paix et pour la survie même de notre planète. 

 

Ces menaces ont leurs antidotes : d’une part, le respect et la défense de la diversité des cultures; de l’autre, la conception et la mise en œuvre de modes de développement durables.  

 

Jusqu’à présent abordés de manière séparée, ces deux sujets sont, pourtant, intimement liés.  

 

Chaque culture s’est construite dans un dialogue intime avec la nature qui l’a vu naître. Notre planète est une et partout différente. Ainsi en va-t-il de l’humanité : dans le génie de leurs expressions, les hommes, unis par leur condition et leur communauté de destin, sont pourtant, et heureusement, eux aussi partout différents. 

 

Le développement technologique a accéléré la mondialisation. Il a permis d’importants progrès en matière de santé ou de lutte contre la pauvreté ; dans le même temps, il a mis en péril des équilibres vitaux pour notre survie collective. Le réchauffement climatique en est l’exemple le plus spectaculaire. 

 

Au moment où s’impose la nécessité de repenser la notion de progrès pour réconcilier l’homme et son environnement, il faut remettre la culture, la diversité des cultures, au cœur du projet même de l’humanité. 

 

Car on voit bien aujourd’hui que nos civilisations techniciennes, qu’on y participe ou qu’on en soit exclu, ont créé d’extraordinaires outils de libération en même temps que de dangereuses impasses. Nous devons ainsi faire face à une double crise : une crise de la nature, qui se manifeste par l’appauvrissement des ressources ou l’accélération des catastrophes naturelles, et une crise de la culture qui se manifeste par la crispation identitaire, le développement de comportements xénophobes de mépris et de rejet de l’autre, par la montée, aussi, du terrorisme.  

 

L’une ne se résoudra pas sans l’autre et les deux contiennent l’enjeu d’un développement qui, pour être vraiment durable, doit plonger ses racines dans cet humanisme intégral qu’avait si bien pressenti Jacques Maritain. 

 

Il nous faut donc aujourd’hui dépasser la simple logique du développement. Il faut répondre à la question du pourquoi de notre action collective. Qu’est-ce que le développement, sinon donner du sens à l’aventure humaine ? 

 

Ma conviction est que chaque peuple a un message singulier à délivrer au monde. Chaque peuple peut enrichir l’humanité en apportant sa part de beauté, de création, de vérité. L’attention à la diversité culturelle, c’est le prix donné à la singularité de toute création, c’est le goût retrouvé des choses, c’est le refus d’un standard qui bâtirait un univers exclusivement rationnel et parfaitement aseptisé - pour tout dire, inhumain.  

 

« L’humanité s’apprête à produire la civilisation de masse, comme la betterave. L’ordinaire ne comportera plus que ce plat…» : cette mise en garde de Lévi-Strauss, dont le lieu où nous nous trouvons réunis célèbre la pensée visionnaire, est hélas devenue pour partie réalité. Si nous ne voulons pas que cette sombre prédiction s’accomplisse, nous devons agir en faveur d’un monde divers, pluriel, d’un monde qui garde intacte sa capacité à créer du nouveau, de l’inédit, de la différence.  

 

C’est l’acte même de communiquer au travers de nos différences qui construit la solidarité de l’humanité, et non pas l’uniformisation des contenus et des modes d’expression. L’unité de l’humanité est une dynamique. Elle vient d’un désir éveillé, elle ne s’identifie pas à un état immuable des choses.  

 

Le combat pour la diversité culturelle n’est pas la préservation anxieuse ou nostalgique de ce qui vient du passé. Il est élan, il est mouvement. 

 

Les cultures sont vivantes, elles se transforment sans cesse en rencontrant d’autres expressions culturelles. C’est cette inventivité perpétuelle qui les rend si précieuses.  

 

Dans cette perspective, comment ne pas rapprocher le dérèglement de notre modèle économique et écologique de l’appauvrissement de notre patrimoine culturel ?  

 

Nous savons qu’avant la conquête européenne, les Indiens d’Amazonie maîtrisaient une façon de préparer leur terreau au moyen de micro-organismes qui régénéraient naturellement la terre et en assuraient la pérennité. En favorisant de cette façon la couverture forestière, ces mêmes Indiens, dont les connaissances sont aujourd’hui perdues, ont aidé à la stabilisation du climat sur la planète, climat que la déforestation massive menace aujourd’hui de dérèglement irrémédiable.  

Biodiversité et diversité culturelle sont liées. Il est connu qu’un milieu naturel appauvri ne saura pas résister à un virus ravageant l’une de ses espèces : l’hyper spécialisation fera qu’aucune autre plante ne sera à même de suppléer la plante déficiente, et c’est l’ensemble du milieu naturel qui périra. A l’opposé, un milieu riche en espèces résistera beaucoup mieux à l’invasion d’un virus, car une plante voisine pourra remplir les fonctions de la plante attaquée. Le milieu dans son ensemble sera capable de survivre.  

Culturellement, il en va de même : une société diverse est plus mobile, plus adaptable, et mieux en mesure de s’épanouir dans un développement durable.  

Ainsi, à travers le dialogue des cultures, se joue la capacité de l’humanité à mobiliser toutes ses ressources pour résoudre la crise globale qu’elle connaît aujourd’hui et qui menace jusqu’à sa survie.  

 

Le défi du « développement durable » est trop souvent réduit à son contenu technique. Bien entendu, préserver nos ressources naturelles exige, par exemple, d’édifier des bâtiments moins dispendieux en énergie, d’investir dans le retraitement des eaux, ou de continuer la recherche autour de nouvelles sources d’énergie. Ce n’est pourtant pas suffisant. 

 

Si nous voulons garantir les conditions d’existence des générations futures et permettre à l’humanité de poursuivre le cours de son histoire, il nous faut replacer l’homme, sa liberté, son exigence de justice, à la racine de l’économie. 

 

Il nous faut, tous ensemble, pays développés, pays émergents, pays en développement, fonder un mode nouveau de gouvernance mondiale. Un mode nouveau qui prenne en compte l’urgente satisfaction des besoins de base encore refusée à une part trop importante de la population mondiale. Un mode de gouvernance qui se projette aussi, au-delà de cet horizon de simple survie et donne à chaque homme la possibilité d’offrir ce qu’il a de meilleur.  

 

Nous devons procéder à une révolution de nos modes de pensée et d’action, une révolution de nos modes de vie.  

Nous devons le faire maintenant. Demain, il sera trop tard. 

 

C’est ce sentiment d’urgence qui m’a conduit à orienter les premières actions de ma fondation vers l’accès aux médicaments, vers l’accès à l’eau, vers la lutte contre la déforestation et la désertification, vers le dialogue des cultures et tout particulièrement le soutien aux langues et cultures menacées.  

 

Il s’agit-là de quatre sujets qui concernent très directement la culture, la sécurité des personnes et des sociétés, et par conséquent la paix. Quatre sujets qui se répondent car les premières victimes du défaut de soins, les premières victimes de la sécheresse ou de l’insalubrité, les premières victimes de la déforestation et de la désertification, sont toujours les populations les plus fragiles, les plus menacées dans le respect de leur culture, de leur identité et de ce qu’elles peuvent apporter au monde. 

 

Quatre sujets qui n’en font qu’un : celui de parvenir à un développement qui soit vraiment durable, un développement qui donne tout son sens à l’aventure humaine, un développement qui ne laisse personne au bord du chemin. 

 

L’accès aux médicaments tout d’abord est à la fois un problème moral et un problème de sécurité : les pandémies, qu’elles soient anciennes ou nouvelles, menacent en effet la survie de sociétés entières dès lors que les traitements préventifs ou curatifs ne sont pas disponibles à des coûts accessibles au plus grand nombre, dès lors que l’accès à des médicaments de qualité n’est pas garanti pour tous.  

 

C’est pourquoi la Fondation encouragera des actions visant à permettre l’accès à des médicaments certifiés. C’est le sens du soutien qu’elle apportera au laboratoire de contrôle de la qualité des médicaments de Cotonou. 

 

La même problématique prévaut pour l’accès à l’eau : sans une eau accessible, en quantité et qualité suffisantes, il n’y a ni vie, ni santé, ni agriculture, ni nourriture. La crise alimentaire en cours en apporte la tragique démonstration dans les Etats frappés par la sécheresse ou les inondations. C’est pourquoi la fondation soutiendra, au Sénégal et au Mali, un plan de renforcement des capacités pour un accès durable à l’eau potable et à son assainissement en milieu rural, en partenariat avec la Banque africaine de développement.  

 

Enjeux qui nous concernent tous, la déforestation et la désertification s’expliquent largement par l’extension désordonnée des surfaces cultivées alors que la population mondiale continue de croître inexorablement.  

 

Nous le savons aujourd’hui, et la Conférence de Bali sur le Climat l’a souligné, elles sont aussi l’une des causes majeures du changement climatique, dont les conséquences en termes de sécurité ne font plus de doute.  

 

C’est pourquoi la fondation soutiendra des actions visant à lutter contre la déforestation et la désertification, dans une logique de gestion durable des ressources et de création de revenus pour les populations locales.  

 

N’oublions pas : l’appauvrissement culturel s’accompagne, la plupart du temps, de déclassement social. Le combat pour la diversité est aussi un combat pour la dignité et un combat pour la paix : quand une culture est niée dans ce qu’elle peut apporter à l’universel, la violence n’est jamais très loin.  

 

C’est pourquoi ma fondation apportera une attention toute particulière au sujet des langues et des cultures menacées d’extinction.  

Pensons-y : sur les quelque 6000 langues parlées aujourd’hui dans le monde, 90 % risquent de disparaître au cours de ce siècle. Est-ce cela que nous voulons ? Un monde qui s’appauvrirait et ne saurait plus préserver que ce qui est immédiatement rentable ?  

 

Pour ma part, je le refuse. J’appelle l’ONU et l’UNESCO, qui ont proclamé l’année 2008 « année internationale des langues », à la tenue d’un Sommet sur ce sujet, pour envisager les solutions à la disparition de ce trésor commun qu’est le patrimoine linguistique de l’humanité. Grâce aux nouvelles technologies, les solutions existent. Mettons-les en œuvre. Avec le programme qu’elle lance et dont les rencontres internationales qui se tiendront ici même cet après-midi seront le premier acte, la fondation entend jouer tout son rôle. 

 

A travers les projets qu’elle a choisi de soutenir, la Fondation favorisera, par la mise en réseau, l’échange des idées, des techniques, des valeurs. Elle valorisera les expériences positives et contribuera à créer un maillage toujours plus étendu de connaissances et de pratiques. 

 

Face à des problèmes globaux, ces projets ont l’ambition d’apporter des éléments concrets de réponse, duplicables ou transposables selon la diversité des situations rencontrées.  

Le temps nous est compté.  

 

Si chacun se mobilise à l’image de tous mes amis ici réunis, à l’image de Kofi Annan et du Président Chissano, de Jean Chrétien, de mon frère Abdou Diouf, de Bronislaw Geremek, d’Enrique Iglesias, ou de Federico Mayor, à l’image de cette combattante inlassable pour les droits des minorités qu’est Rigoberta Menchu, à l’image de Youssou N’Dour, de Rajendra Pachauri, d’Andrés Pastrana, d’Andrea Riccardi, d’Ismaïl Serageldin, à l’image du Président Vall, grande figure de la démocratie.

 

Alors peut-être pourrons-nous bâtir, tous ensemble, dans le respect de l’identité de chacun et l’ouverture à l’autre, cette société mondiale de justice et de paix qui doit être notre seul horizon.

 

Je vous remercie.