Célébration des jumeaux, Okiera, chez les mbochi :

" Bvare sa ongoo : La pirogue des jumeaux parmi les roseaux "

(in ; Théophile Obenga, Littérature traditionnelle des Mbochi (Congo-Afrique Centrale), Paris, Editions Présence Africaine - ACCT, 1984, p 94)

Bvare sa ongoo :

La pirogue des jumeaux parmi les roseaux

Solo : Bana ba bvara o ngandi ee

Solo : La pirogue des jumeaux s'est arrêtée

Chœur : Obale dua

Chœur : La rame, passeur!

Solo : Bvare o ngandi ee

    Nga bvare sa ongoo ee (s'ongoo)

Solo : La pirogue n'avance plus

     Elle est aux prises avec les roseaux.

Chœur : Obale dua

Chœur : Rame, passeur!

Solo : Bvare o phi mo ongoo ee (m'ongoo)

Solo : La pirogue est maintenant près du roseau

Chœur : Obale dua

Chœur : Rame, passeur!

Solo : A di m'ongoo ee

     Koa ba la Koso a di m'ongoo ee

Solo : Les voilà dans les roseaux

     Koa et Koso dans les roseaux.

Chœur : Obale dua

Chœur : Rame, passeur!

Solo : Le dua bvara m'ongoo ee

     Pfuru ba la Bvia
     Le dua bvare m'ongoo ee

Solo : Tirons la pirogue des roseaux!

     Ce sont Pfuru et Bvia
     Ramons dans les roseaux!

Chœur : Obale dua

Chœur : Rame, passeur!

Chœur : Obale dua

Chœur : Rame, vaillant passeur!

 

COMMENTAIRE
La plante aquatique ongoo, c'est bien le roseau qui borde le puissant fleuve Alima, aux eaux sombres et bleues à la fois. C'est dans lesroseaux que l'on amarre les pirogues (bvare, pl. mare). Le roseau de l'Alima constitue tout un monde. C'est un véritable fourré. On n'est pas loin du numineux avec le touffu, en pays mbochi.
Or les jumeaux (akiera) sont des envoyés du génie kiera, une sorte de fée qui vit dans l'eau (ma). Voilà pourquoi les mbochi pensent que les jumeaux viennent de l'eau (okiera a wura sa ma) : d'un fleuve, d'une rivière, d'une source, d'un ruisseau à l'eau propre. Aussi doit-on les laver dans une petite pirogue.
Toute la mythologie des jumeaux chez les Mbochi est liée à l'eau. Le perroquet (koso), leur oiseau totem, est en rapport avec le génie des eaux murmurantes tout en symbolisant l'éloquence. L'eau qui coule sous les roseaux est pure, et elle est comme l'habitat des jumeaux. Les Mbochi pensent que les jumeaux se déplacent mystérieusement avec leur père ou mère et peuvent élire domicile n'importe où, notamment dans les eaux : fleuve, étang, chutes d'eau, source.
Obale, homme d'eau, récolteur de vin de bambou (palmier raphia qui pousse dans les forêts-galeries inondées), est le passeur qui fait traverser les gens d'une rive à l'autre du fleuve Alima, fleuve par excellence de tout le pays mbochi. Cet homme connaît l'eau, les génies qui y habitent. Il est courageux. Son concours est requis pour sortir les jumeaux des roseaux.
Le poème-chant que nous avons ici est très populaire. Il remonte loin dans le passé, à l'origine même du culte des jumeaux. Si le chœur (ayambi) encourage le passeur, le solo (oyembi), lui, est varié et donne à tout le chant un mouvement croissant pour mieux souligner le drame qui se joue.
La mère des jumeaux constate que la pirogue n'avance pas. Elle se trouve comme coincée dans les roseaux. Le passeur est invité à ramer fort. Soudain, la pirogue bouge, et les roseaux s'éveillent avec toutes les présences de leur fourré. On rame fort encore. Koa et Kso apparaissent, mystérieux. Des efforts sont encore demandés pour tirer la pirogue des roseaux. Pfuru et Bvia apparaissent à leur tour, splendides. Ainsi de suite jusqu'à ce que tous les jumeaux soient exhumés, célébrés, exaltés.
Ce beau poème est au fond une prière pour amener les jumeaux à l'existence, à la vie, hors des eaux primordiales de leurs origines.
Un égyptologue africain est surpris par l'identité formelle et culturelle qui existe entre ce poème-chant mbochi des jumeaux et la quatrième partie du Livre des morts de l'Egypte antique (<<Le monde souterrain>>), notamment les chapitres 145 et 146 (<<Commencement des porches du Champ des Souchets de la demeure d'Osiris>> et <<Commencement des formules pour entrer par les porches mystérieux de la demeure d'Osiris dans le Champ des Souchets >>).
Le souchet est une plante du bord des eaux (come le roseau), dont une espèce est le papyrus.
Dans l'Egypte ancienne, la demeure d'Osiris dans le monde souterrain (l'autre-monde), une demeure qui comprend vingt et un porches, était précisément dans le Champ des Sochets.
Horus (le mort) montre qu'il connaît la géographie de l'autre-monde par ces paroles qu'il prononce :

- << Dégage-moi le chemin ! Je te connais, je connais ton nom, et je connais le nom du dieu qui te garde.
Je me suis baigbé dans cette eau dans laquelle Rê se baigne quand il s'est dévêtu du côté oriental du ciel.
Je me suis baigné dans cette eau dans laquelle Osiris se baigne quand on lui donne la barque de la nuit et la barque du jour à sa sortie à l'ouest et sa descente par les porches.
Je me suis baigné dans cette dans laquelle Ptah se baigne lors de sa navigation vers le Sud.
Dégage-moi le chemin ! Je te connais, je connais ton nom, et je connais le nom de celui qui est en toi.
- Va donc ! tu es pur. >>

Il s'agit d'un drame qui se joue dans les souchets où le mort cherche son chemin enévoquant le nom de chaque dieu. Il s'agit pour le mort de sortir d'une impasse, de se se baigner dans l'eau sacrée comm les dieux etthniques, de prendre place dans la barque divine. Dans son effort soutenu, une voix lui répond : << Va donc !! Tu es pur >>, et cela à plusieurs reprises, tel un refrain entretenu par un chœur.
Avec le poème-chant mbochi, il est également question de difficultés dans le monde souterrain des eaux, parmi les roseaux, où la pirogue sacrée des jumeaux, en contact pour que les jumeaux, génies (des eaux), cherche un passage pour les jumeaux, exhumés, viennent à la vie, magnifiques, splendides, glorieux.
Ce tableau résume la façon nette et les parallélisme qui paraissent profonds :

Egypte pharaonique :

Monde négro-africain :

- souchet, plante du bord des eaux

- roseau, plante du bord des eaux

- eau sacrée des dieux

- eau sacrée des kiera, <<génies>>

- barque divine pour la navigation

- pirogue sacrée des jumeaux pour la navigation

- noms des dieux et déesses ethniques

- noms des jumeaux et jumelles considérés comme des êtres sacrés

- forme littéraire du dialogue

- poème-chant en forme de dialogue entre le solo et le chœur

- drame dans l'autre-monde, dans le champ des souchets du dieu Osiris

- drame dans le monde souterrain des roseaux où habitent des génies

- difficulté pour frayer un chemin parmi les souchets

- difficulté pour se faire un passage dans les roseaux avec la pirogue

- naissance du mort à la vie, au bout du compte

- venue des jumeaux, exhumés, à la vie au bout du drame

Les éléments matériels (souchets/roseaux; eau sacrée/eau sacrée; barque/pirogue), les puissances évoquées (dieux/génies), la forme littéraire du dialogue (<< Dégage-moi le chemin!/Va donc! Tu es pur >>/<< Bvare o ngandi ee/Obale dua >>), le drame qui se joue, la vie qui est appelée avec insistance en répétant continûment les mêmes paroles rituelles, tout cela révèle une psychê1 identique, en Egypte ancienne et en Afrique noire traditionnelle. Souvent, notre propre ignorance, ne permettant pas le <<débat >>, nous cantonne dans des << positions >> fragiles qui n'ont rien à voir avec la recherche scientifique.

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  1. Erwin Rhode : Psyché. Le culte de l'âme chez les Grecs et leur croyance à l'immortalité, Paris, Payot, 1952.


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