RECUL DES MULTINATIONALES PHARMACEUTIQUES :
Après Pretoria, quelle politique contre le sida ?

Le Monde diplomatique (20 avril 2001) :

C'EST une grande victoire que viennent de remporter, à Pretoria, les malades du sida des pays pauvres. En abandonnant, le 19 avril 2001, le procès intenté trois ans plus tôt au gouvernement sud-africain, les plus grandes compagnies pharmaceutiques mondiales subissent une humiliante défaite. Face à une opinion publique qui, dans le monde entier, s'est mobilisée en faveur de l'accès aux traitements - suite à la campagne lancée en juillet 2000, depuis la Conférence de Durban, par des activistes sud-africains -, ces firmes ont vu de jour en jour l'étau se resserrer autour d'elles.
Leurs arguments juridiques - sans doute le savaient-elles dès le début - ne tenaient pas, mais elles voulaient faire de ce procès un exemple. Elles ont hier reconnu que les lois sud-africaines incriminées, qui visaient à utiliser les clauses de sauvegarde des accords mondiaux sur les droits de propriété intellectuelle, étaient conformes au cadre de ces accords.
Elles risquaient aussi, au cours du procès, de se voir obligées de mettre sur la table leurs secrets les mieux gardés : politique tarifaire (les prix sont négociés pays par pays, et dépendent du rapport de force international), sources de financement de la recherche anti-sida (on se serait ainsi rendu compte de l'escroquerie que représentent ces brevets censés financer la recherche, alors que la plupart des molécules innovantes sont développées au sein d'organismes publics puis transmises aux firmes sous licence d'exploitation exclusive !), etc.
Mais le risque le plus important fut souligné par le représentant américain au commerce de l'administration Bush, M. Robert Zoellick. Cette controverse, déclarait-il lors du premier important entretien avec la presse qui suivit sa nomination, " sera un test de la capacité [de l'administration américaine] à renforcer l'adoption des principes du libre-échange aux Etats-Unis et dans le reste du monde. (...) Le retour de bâton [qui] se prépare contre l'industrie pharmaceutique pour l'affirmation agressive de ses droits de brevets face à une crise sanitaire monumentale (...), l'hostilité que cela génère pourraient mettre en péril tout le système des droits de propriété intellectuelle (1). "
Ce système repose, depuis 1994, sur l'accord international dit Adpic (aspects des droits de propriété intellectuelle relatifs au commerce), qui fixe un cadre général tout en maintenant certaines exceptions lors, par exemple, d'urgences sanitaires. Un accord dont les effets sont contestés ailleurs, du secteur agricole à celui du logiciel, et qui témoigne d'une volonté de privatiser, systématiquement, tous les savoirs, quelle que soient leur origine et leur utilité.
Seul mérite de cette guerre du médicament livrée par les multinationales : celui d'avoir déclenché, chez les producteurs et utilisateurs de " propriété intellectuelle ", la prise de conscience qu'un enjeu global les réunit tous : l'existence de ce que certains qualifient de " domaine public de l'information ", ou d'" écologie de la connaissance ". On aura vu les défenseurs du logiciel libre converser avec les activistes de la lutte contre le sida, s'intéresser aux semences agricoles et à la biodiversité. Et ce mouvement s'amplifie. Le Massachusetts Institute of Technology (MIT), a décidé le 4 avril de mettre tous ses cours sur son site Internet, à la disposition de tous : " Nous espérons que nos supports de cours seront traduits, commente le professeur Lerman. Les pays en développement ont besoin d'information, et doivent développer des infrastructures et des institutions (2). " Dans les milieux de la recherche, une pétition circule pour exiger des revues scientifiques qu'elles ouvrent leurs archives gratuitement à l'ensemble des étudiants (3). Et la notion de " bien public global " commence à être discutée en-dehors des institutions internationales...
Hier, à Pretoria, un verrou a sauté. Mais combattre le sida demandera bien plus. Les pays du Sud vont devoir définir leur politique de soins, de médicaments (production ou importation ? génériques ou molécules sous brevet? négociation des prix ou jeu de la concurrence ? etc.), les industriels, au Nord comme au Sud, mettre en place des capacités de production adéquates, et la communauté internationale trouver les moyens de soutenir l'accès aux traitements.
La proposition qui domine les débats est celle que fait, depuis Harvard, l'économiste Jeffrey Sachs (4). Elle consisterait à mettre sur pied un fonds international, sous la tutelle de l'Organisation mondiale de la santé et de l'Onusida, qui serait alimenté par les Etats-Unis, l'Europe, le Japon et des donateurs privés comme M. Bill Gates. Avec 1,1 milliard de dollars pour 2001, il serait possible de traiter, dans un premier temps, un million de personnes, en achetant en gros des molécules sous brevet ou sous licence. Pour de nombreuses organisations internationales, cette proposition est séduisante. D'abord parce qu'elle est constructive. Elle est aussi la moins dérangeante : un nouvel appel à la générosité des pays riches, la relégitimation des firmes pharmaceutiques dans leur " propriété " sur les médicaments, et la gestion de la crise sanitaire depuis le Nord. Autant d'aspects qui mériteraient qu'émergent d'autres propositions. Et que s'engage le débat de l'après-Pretoria.
PHILIPPE RIVIÈRE.
Philippe.Riviere@Monde-diplomatique.fr

 

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Lire aussi

Sur la toile

(1) Paul Blustein, " U. S. Trade Envoy Signals a New Approach to Tough Issues ", International Herald Tribune, Paris, 14 mars 2001.

(2) Voir le site du MIT.

(3) Libération, 14-15 avril 2001.

(4) Voir le site du Center for International Development de l'université Harvard, Boston.