Les pygmées, petit peuple des forêts

LE MONDE  24.03.06 - BANGUI (République Centrafricaine) ENVOYÉ SPÉCIAL

Un jeune pygmée se tient devant une hutte, le 17 septembre 1999, dans le village de Kaka, situé à 150km au nord de Bangui dans la forêt équatoriale.

AFP/DESIREY MINKOH

 

Quelques minutes de pirogue sur la Lobaye et tout bascule. S'éloigne l'Afrique des marchés de plein air et des cases de torchis, des vendeuses de bois et de légumes, celle des militaires qui rançonnent et des pasteurs qui sermonnent... Sur l'autre rive, un autre monde attend le voyageur, qui renvoie à des rêves de gosse jamais oubliés : le monde des Pygmées, le peuple des forêts. En Centrafrique, les Pygmées n'ont toujours pas bonne presse auprès des "grands Noirs". "Ils sont victimes d'un racisme profond", assure le docteur Daniel Epelboin, médecin et anthropologue, qui étudie des familles pygmées depuis des années. "A cause de leur petite taille, ils sont toujours considérés comme des sous-hommes, même s'ils ont voté lors de l'élection présidentielle de 2003", confirme le représentant de l'Unesco en Centrafrique, Abel Koulaninga, qui leur a consacré une thèse.

Le territoire des Pygmées commence donc au-delà de la Lobaye, affluent majestueux et paisible du fleuve Oubangui, qui coule en direction du sud. Pas de route, pas de piste de latérite chez eux, mais des sentiers imprévisibles qui serpentent au coeur de la forêt primaire, d'un campement à l'autre, d'une hutte à une clairière. Ils empruntent des cours d'eau, se confrontent avec des marigots boueux, butent sur des troncs d'arbres prodigieux de taille... Parcourir ces pistes avec, à quarante ou cinquante mètres au-dessus de sa tête, les frondaisons d'arbres géants, c'est se croire transporté dans Indiana Jones.

Les Pygmées Aka seraient 12 130 installés au-delà de la Lobaye, selon un recensement récent. Le chiffre prête à sourire s'agissant d'un peuple de nomades qui vit en marge du pays officiel, et du monde tout court. Aucun Aka ne connaît son âge. Aucun ne se souvient avec précision de sa dernière rencontre avec un Blanc. Aucun ne sait que leurs traditions orales leur valent de faire partie depuis peu du "patrimoine immatériel de l'humanité".

Partager ne serait-ce que quelques jours la vie des Aka, s'enfoncer dans la forêt en compagnie d'un pisteur interprète et de porteurs véloces, bivouaquer d'un campement à un autre, c'est d'abord remonter le temps vers des périodes incertaines. Non pas que les Pygmées vivent comme leurs ancêtres. Ils portent des tee-shirts - fatigués - de clubs de football européens et même, parfois, des chaussures de plastique. Ils ont troqué les arcs et les arbalètes (exposés à l'unique musée de Bangui) contre des fusils artisanaux. De la ville, ils ont appris l'usage de quelques ustensiles de cuisine, du savon et des cigarettes. Il arrive même que, dans quelques campements, un méchant poste de radio grésille du matin au soir. Peut-être a-t-il été laissé en cadeau par l'un des pasteurs baptistes qui, venus de l'autre rive de la Lobaye, se hasardent, de temps en temps, en bordure de la forêt pour porter la bonne parole à des Pygmées ouverts à toutes les religions.

Mais l'essentiel de la culture pygmée demeure. Elle gravite autour de la forêt, dont les Aka sont inséparables. Leur connaissance du monde des arbres stupéfie. Ils savent que de telle liane - mozambi, en langue pygmée - tranchée d'un coup de machette jaillira un filet d'eau fraîche. Ils montrent telle écorce qui guérit les brûlures d'estomac, telle autre qui, laissée à macérer dans l'eau, soulage les femmes aux règles douloureuses. Lorsque dans un campement un jeune homme aura été mordu par un serpent, il ne faudra pas longtemps à un Pygmée pour dénicher la feuille d'arbre qui guérit une fois appliquée contre la plaie. A condition d'intervenir rapidement, elle soigne également les piqûres de scorpion, jure un Aka aux incisives soigneusement limées.

De la forêt, les Pygmées savent tirer parti. Elle protège de l'extérieur, nourrit, distrait. Deux branches de palmier, et les porteurs tressent en un tournemain une sorte de sac à dos rigide capable d'accepter quarante kilos de marchandises. Une saignée dans un tronc de paka, et de la résine s'écoule qui fera office de bougie. Avec les bambous, ils font des pipes à tabac ; avec les écorces de certaines essences d'arbres, ils déroulent des tapis de sol ; et avec les feuilles, ils enveloppent les huttes où ils vivent. Etonnantes huttes ! Petites de taille - adaptées en fait à celle des Pygmées -, les mongulu sont faites d'une armature de fines tiges courbées en forme de demi-sphère et plantées dans le sol, sur laquelle sont posées de larges feuilles. Des cordelettes d'écorce maintiennent la structure d'ensemble. Construire la hutte est un travail de femme.

Les Aka vivent de la chasse, de la cueillette et d'un semblant d'agriculture. La chasse surtout les passionne, qu'ils pratiquent de bon matin avec un de leurs fils, parfois armés de sagaies. Mais ils savent aussi poser des collets rudimentaires en bordure des sentiers où viennent se prendre des de porcs-épics, pister des antilopes, débusquer un crocodile dans un marigot. Dans tous les cas, la viande sera boucanée avant d'être cuisinée.

L'agriculture les attire moins. Les hommes la pratiquent de façon rudimentaire. Ils se contentent de déposer au fond d'un trou des tubercules de taros ou d'ignames, des pousses de bananiers et du manioc. Cela suffit tant la terre est légère, la chaleur permanente et les pluies abondantes.

Si les Pygmées connaissent la forêt, ils ne donnent pas le sentiment de la respecter. Ce sont des prédateurs. Pour planter quelques palmiers ou des pieds de manioc dans une clairière, ils n'hésitent pas à sacrifier des arbres de légende. Un matin, un Aka expliquera sans états d'âme comment l'arbre de trois ou quatre cents ans qui gît en bordure du sentier a été abattu simplement pour pouvoir mettre la main, avec un minimum de piqûres d'abeilles, sur du miel sauvage. Le prix de la récolte, vendue à des "grands Noirs" venus de la ville, ne dépassait pas une dizaine d'euros. "C'est la tradition", conclura le Pygmée. Malheur à celui qui leur fera connaître la tronçonneuse !

Dans leur campement de fortune, où les handicapés et les ventres ballonnés sont nombreux, les Aka rêvent de progrès, de vie meilleure. Ce qu'ils aimeraient c'est avoir des médicaments - preuve des limites de la médecine traditionnelle -, pouvoir se procurer des produits modernes - comme les lames de rasoir, les machettes, le riz, le sucre... - sans devoir aller dans une grande ville, voir une école s'installer à proximité. Et, pour certains, lui voir accoler une église protestante.

© Jean-Pierre Tuquoi